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Wim Wenders: La Schwebebahn de Wuppertal, suspendue là, devant les fenêtres! Il me faudra le temps de m’habituer.

Peter Pabst
: C’est pour ce train suspendu que je suis venu là. Au Tanztheater, j’ai toujours été engagé comme collaborateur indépendant et je n’y ai donc jamais eu un coin à moi pour travailler. Un beau jour, j’ai trouvé refuge dans cet immeuble de bureaux où j’occupais deux pièces. C’est immédiatement à l’angle de la Lichtburg, la salle où répétait Pina. Après, je me suis aperçu qu’elle y venait volontiers. Sinon, pour la faire venir voir une maquette, ça a toujours été une affaire. J’avais même déjà commencé à filmer les maquettes et j’apportais les cassettes vidéo à la répétition pour qu’au moins elle les regarde. Mais ici, elle venait ! Et je trouvais ça bien. Plus tard, quand il devint manifestement nécessaire de trouver un nouveau siège pour la compagnie, j’ai dit : « Pourquoi ne pas venir là où je suis déjà installé ? ». On a donc déménagé ici et alors…

Wim Wenders
: … et alors vous avez aussitôt choisi les meilleurs…


Peter Pabst: … nous avons aussitôt occupé le côté de la Schwebebahn, sur le champ, et j’en suis toujours aussi content. Ici passe ce monorail, et là en bas dans la Wupper, sur une pierre, il y a toujours un héron. C’était notre héron et nous l’aimions.

Wim Wenders: C’est important de trouver la place qui convient. Et ceci m’amène au thème : les danseurs ont besoin de place pour danser, ils ont besoin – au sens propre du mot – d’un "espace de jeu", et parfois aussi d’un "pré de jeu". Que peut encore apporter le décorateur ? N’es-tu pas en quelque sorte un architecte paysagiste ?

Peter Pabst: (Il rit.)

Wim Wenders: (Il rit.) Tu vois, je me suis préparé.

Peter Pabst: (Il rit.) J’étais vraiment curieux de savoir avec quoi tu allais arriver.

Wim Wenders: Il faut bien commencer par quelque chose. Alors, juste comme ça, comme provocation : "architecte paysagiste" ?

Peter Pabst: Sans le vouloir, mais d’une certaine façon, c’est bien ça. La réflexion commence par le sol, je pense, quand je cherche à me souvenir du processus.

Wim Wenders: Tu dois en savoir des choses sur les sols ! Combien as-tu connu de sols de danse ? Que sais-tu sur ce sujet ?

Peter Pabst: Depuis le temps, oui, je sais quelques petites choses sur les sols de danse. Sur leur aspect, leur flexibilité, leur douceur ou leur raideur, sur la sonorité d’un sol ou sur son silence. J’invente sans arrêt de nouveaux sols pour qu’on y danse. Mais d’abord, je sais une chose – elle fut très importante pour la pièce que tu viens de filmer, Vollmond/Pleine lune – c’est qu’un tapis de danse sur lequel on répand de l’eau, devient un enfer pour les danseurs. Ils tombent immédiatement sur les fesses.

Wim Wenders: Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il y avait de l’eau chez Pina …?

Peter Pabst: … mais jamais sur le tapis de danse ! Et avant, ce n’était jamais des sols de danse. Quand il y avait de l’eau, il y avait toujours quelque chose en dessous. Pour Arien par exemple, où c’était la première fois qu’ils ont eu une scène vraiment couverte d’eau – un décor qui m’a toujours rendu jaloux et dont j’aurais tant aimé être l’auteur – il y avait en dessous un vieux tapis en sisal. Et c’était une époque où ils ne dansaient pas tellement.

Une fois, plus tard, je leur ai construit une île qui se mouvait – je pensais qu’un sol mouvant pouvait être une belle chose pour des danseurs. J’ai donc fait une grande île, bien dans les 100m2, qui flottait sur l’eau et qui se mouvait ou, plus exactement, qui était mue par les mouvements des danseurs.

Wim Wenders: Quelle pièce était-ce ?

Peter Pabst: Elle s’appelait Trauerspiel.

Wim Wenders: Ah oui, c’est vrai !

Peter Pabst: Ils dansaient donc sur cette île qui flottait sur l’eau, et qui était recouverte de mâchefer de haut-fourneau – c’était du mâchefer broyé – une vacherie pour les danseurs, ce matériau.

Wim Wenders: C’est l’une de mes premières questions, elle concerne tout ce qui a pu être utilisé là sur le sol …

Peter Pabst: Terrible! ...

Wim Wenders: … et, dans ce cas, donc du mâchefer de haut-fourneau…

Peter Pabst: … qui était très beau parce qu’il scintillait et qu’il était noir. C’était comme du verre pilé. Je voulais un sol noir, tout devait être noir : de l’eau noire et un sol noir. J’ai cherché et, naturellement, ce qui vous vient à l’esprit, c’est… comment s’appelle donc cette petite île aux environs de Ténériffe…

Wim Wenders: … Lanzarote…

Peter Pabst: … c’est Lanzarote qui vous vient à l’esprit, avec son sable de lave noire. Mais, allez savoir pourquoi, ce truc était impossible à obtenir. Je me suis alors souvenu qu’ici on pile le mâchefer des hauts-fourneaux, c'est-à-dire un sous-produit de la fabrication de l’acier. Cette poudre est utilisée pour sabler les grandes constructions d’acier, comme par exemple les ponts.

Wim Wenders: Pour cette région – ou du moins pour la Ruhr – c’est un matériau local.

Peter Pabst: Exactement, et j’aime bien ça. Je ne feuillette pas volontiers les catalogues de matériaux destinés au théâtre, je cherche toujours de préférence des produits locaux que je peux trouver comme ça par ici.

Wim Wenders: Avec quoi as-tu rendu antidérapant le sol de Vollmond ?

Peter Pabst: Ça alors, ce fut la tâche la plus complexe. Pina m’avait dit : « On fera beaucoup de choses avec de l’eau. » Ce sont souvent ses toutes premières indications – quand je n’ai pas assisté aux répétitions – au moins je sais que ce serait bien que le décor permette l’utilisation de l’eau. (Il rit.) J’aurais aimé faire une rivière. Une rivière sombre, silencieuse et calme. Mais je savais aussi que les danseurs danseraient beaucoup. Et sur toute la surface de la scène. Pina m’avait dit aussi qu’à la fin ce serait très sauvage et sans frein. Dans ce cas, s’il devait y avoir beaucoup d’eau, la scène serait très mouillée. Pour moi, il était clair que je devais trouver un tapis de danse qui permette aux danseurs de danser leurs danses, sans craintes et sans limites. Que le sol soit sec ou mouillé. Décorateur, je n’ai jamais voulu être un frein. Et ça a toujours été pour moi la chose la plus compliquée...

Wim Wenders: Existait-il un matériau ?

Peter Pabst: Non, d’abord il n’existait pas de matériau. Ensuite, j’ai réfléchi s’il existait des lieux publics avec le même problème. Ils devraient de la même façon être soumis à des règles de sécurité très strictes. Ils devraient donc avoir réglé ce problème. Les piscines publiques par exemple, ai-je pensé, sont bien des lieux de ce genre.

À cette époque, c’était les jeux olympiques d’hiver de Turin. Un ami italien leur avait fait un projet pour la place où chaque soir on organise la manifestation solennelle de remise des prix. Nous avions déjà discuté de la conception de cette place. J’ai appelé cet ami et lui ai demandé : « Quel sol as-tu utilisé là ? » Parce qu’il y avait là-bas beaucoup de public, que c’était humide et qu’il neigeait. Je vais toujours fouiner dans ces domaines pratiques.

Puis j’ai trouvé ainsi à Hambourg un homme qui s’occupait de rendre praticables des surfaces recouvertes d’eau – pas mal pour ma rivière.

Et j’ai trouvé une entreprise qui faisait des sols en plastique antidérapant. Ce n’était pas l’idéal pour le théâtre, très chers, très lourds et très cassants – mais c’était au moins quelque chose. Malheureusement, il s’avéra aussi qu’à l’état sec, ce sol de danse était même trop antidérapant. Il bousillait les pieds des danseurs.

J’ai fait des essais à n’en plus finir, avec les danseurs, sur de petites surfaces, mais ce n’était jamais vraiment bien et il fallait pourtant que ce soit formidable.

La chute ressemble à une histoire de fou très bien ficelée : le sol qui était trop raide, je l’ai enduit d’une peinture, elle aussi antidérapante, mais plus souple.

Wim Wenders: Sinon, tu t’es limité à des sols noirs et blancs ? Qu’as-tu inventé d’autre ?

Peter Pabst: Ici, je n’ai jamais fait de sols de couleur. Ailleurs au théâtre, j’ai utilisé des tapis de danse dans d’autres coloris, mais précisément pas pour danser.

Wim Wenders: Donc, avec Pina, toujours noir et blanc ?

Peter Pabst: Ici, c’est noir et blanc, et rien d’autre.

Wim Wenders: D’une certaine façon, c’est le plus beau pour mettre en valeur les danseurs.

Peter Pabst: Oui, ici je ne m’intéressais pas aux couleurs. Entre temps, beaucoup de matériaux sont apparus, j’ai même essayé une fois un sol de danse transparent. Je l’avais dégoté un beau jour quelque part en France.

Wim Wenders: Qu’est-ce qu’il y a en dessous ?

Peter Pabst: Dans la maquette, j’ai joué avec à n’en plus finir, avec des couleurs et avec de la lumière, et puis j’ai glissé des photos par en dessous, c’était complètement fou.

Wim Wenders: J’ai fait ça une fois dans mon bureau.

Peter Pabst: Ah!

Wim Wenders: J’avais un grand bureau, environ 80m2. J’y avais déployé une photo aérienne de la ville de Venise. C’était un cliché splendide, on y voyait chaque canal, chaque maison. On l’a plastifié sous plexi et étalé par terre. On pouvait ainsi marcher sur Venise. C’était beau.

Peter Pabst: C’était beau parce que c’était fou. Je me suis aussi pas mal amusé, je me souviens d’une période très joyeuse. Le tapis de danse que j’avais trouvé était en réalité comme du verre dépoli, tu ne pouvais rien voir à travers – tiens, j’y pense, on aurait pu l’utiliser pour la porte de Café Müller – mais une fois à plat avec quelque chose en dessous, tu voyais à travers comme avec un verre parfaitement transparent, sauf que ce verre transparent était un sol de danse.

Wim Wenders: Vous n’y avez jamais dansé ?

Peter Pabst: Non, on ne l’a pas utilisé, parce que j’ai fait un autre décor. C’était Nefés, on l’a utilisé plus tard dans Água, il y a une espèce de petite scène comique où deux danseurs se glissent en dessous. Ça donnait l’impression qu’ils plongeaient en eau trouble.

Wim Wenders: Comment a débuté ton travail avec Pina ? En 1980, tu as fait ton premier spectacle avec elle, il s’est appelé d’ailleurs tout de suite comme ça.

Peter Pabst: Pas tout de suite, mais assez vite après.

Wim Wenders: C’était difficile, après Rolf, de faire des décors à Wuppertal.

Peter Pabst: Difficile, oui. Et pour de nombreuses raisons.

Wim Wenders: Raconte un peu 1980. Il y a un chevreuil dans un pré.

Peter Pabst: Avant que le chevreuil n’arrive, il fallait déjà le pré.

Wim Wenders: C’était vraiment un "tapis vert".

Peter Pabst: Au sens propre du mot. Un pré de jeu. Et nous voilà de retour au sol.

De ce travail sur 1980, je me souviens d’abord d’une situation toute de tâtonnements, marquée uniquement par la crainte et la prudence. C’était vraiment très difficile.

Bon, je savais le deuil, je savais la perte, je savais la relation étroite entre les deux, et ce que signifiait Rolf Borzik pour Pina. La première chose compliquée, c’était de prendre la décision et de dire : « Bon, je le fait. », « J’essaye voir. » Dire : « Je le fais », impossible ! Mais simplement : « J’essaye voir. »

Wim Wenders: La crainte s’est retrouvée ensuite dans le chevreuil ?

Peter Pabst: Peut-être, (Il rit.) et le craintif chevreuil au fil des ans s’est retrouvé bien pelé. (Il rit.) Mais il a tenu le coup et avec le temps il fait partie des plus anciens membres du Tanztheater.

Ça se présentait comme ça : naturellement, tu es sous une pression énorme et tu penses que tu dois faire quelque chose de formidable, ou dans le genre. Alors j’ai fait des essais, et des essais, j’ai construit tous les décors, toutes les maquettes possibles, et nous n’avons pas cessé de tenter – oui, je crois que l’on peut dire "tenté" – de converser, de parler ensemble – c’est étonnant qu’il faille d’abord apprendre que l’on peut se parler. Et le jour vient où l’on a plus besoin de se parler. Et…

Wim Wenders: Pina n’a jamais été très bavarde.

Peter Pabst: Non, pas vraiment, mais en vérité ça n’a jamais été un problème entre nous. Il n’y a pas si longtemps, nous avons fait notre première tournée en Chine, à Pékin, et la directrice du Ballet national de Chine, Zhao Ruheng, avait demande que Pina vienne auparavant avec moi pour deux ou trois jours, pour une conférence de presse et pour faire connaissance avec des gens. Elle avait également envie d’organiser une rencontre avec des artistes chinois. Pendant cette rencontre, quelqu’un demande : « Quelle forme a votre collaboration ? Comment discutez-vous ? Comment vous parlez-vous ? » Alors j’ai dit : « Voyez-vous, c’est naturel qu’après un temps si long… » – nous avions collaboré pendant 25 ans – « …qu’après 25 ans on n’ait plus tellement besoin de se parler. » On a en tête tellement d’images que l’on partage, il y en a infiniment plus que celles que j’ai réalisées, nous avons eu des milliers d’idées, nous avons regardé des milliers d’images que nous n’avons pas faites.

Enfin, Pina m’a alors interrompu en disant : « Mon cher, nous n’avons jamais eu besoin de beaucoup nous parler. » J’ai trouvé ça très beau, c’est peut-être l’un des secrets qui explique pourquoi nous avons pu travailler ensemble si longtemps, de façon si féconde et avec autant de plaisir.

Wim Wenders: Donc c’est bien à cette époque que remonte votre première collaboration : 1980, le pré, comment tout cela est-il né, le chevreuil, et les projecteurs, et le premier décor que tu as fait avec Pina ?

Peter Pabst: Cela s’est passé de façon toute bête, après d’infinis détours. Nous avons même pensé que je pourrais prendre un décor d’avant, parce que le temps nous filait entre les doigts, prendre l’espace de Kontakthof et j’y aurais mis un potager (Il rit.) planté uniquement de choux. C’était une période – je l’ai déjà dit – où l’on ne faisait pas vraiment des excès de danse. Je me souviens d’avoir alors – dans un tout autre contexte – feuilleté un très bel album sur Fellini – Peter Zadek venait de me l’offrir – où il y avait une photo de tournage de La dolce vita, je crois, une photo d’un tournage de nuit. Il y avait un pré, et dedans toute la technique du film, comme ça. La scène était plongée dans une lumière irréelle comme souvent lorsqu’on fait le jour pendant la nuit. Je me suis dit : « Ça, c’est beau ! » Et j’ai imaginé ceci : si je vide vraiment tout le plateau, jusqu’aux murs, et que j’y mets du vrai gazon, le théâtre sera dans un pré, et ça sentira l’herbe, et les insectes feront les petits fous dans la lumière des projecteurs. J’ai montré la photo à Pina, elle a eu envie de ça et je me suis mis au travail. Voilà comment c’est parti.

Wim Wenders: Donc un gazon qu’on déroule ?

Peter Pabst: Qu’on achète comme ça.

Wim Wenders: Et qu’il faut arroser ?

Peter Pabst: Oui, il faut l’arroser. Et lui donner de la lumière, et le ventiler, et parfois aussi le tondre.

Et au début, il a fallu aussi le nettoyer. C’est l’un de mes souvenirs préférés.

À l’époque, en 1980, ce genre de gazon en rouleau n’était pas encore vraiment cultivé en terre. Avec des machines spéciales, on l’épluchait à 5 à 6 centimètres sous la surface du pré. Il y avait donc trois couches, les tiges d’herbe, les racines et la terre. Et il était roulé comme ça dans des bâches et livré au théâtre. Quand on eut déroulé sur la scène la première livraison, le gazon était naturellement très sale parce que la terre de la face inférieure était restée accrochée aux tiges de la face supérieure. Dans un jardin, la première pluie aurait nettoyé tout ça, mais sur notre scène, il ne pleuvait pas.

Alors j’ai demandé à notre concierge s’il pouvait m’envoyer sur la scène deux femmes de ménage avec leurs aspirateurs pour qu’elles aspirent le gazon frais. Il a accepté, je me suis assis sans bouger dans la salle et j’ai regardé les deux dames en blouses bleues, c’était les deux premières "visiteuses" de mon pré, et j’ai écouté ce qu’elles se racontaient sur ces fous qui avaient imaginé une telle absurdité. Entre temps, ce n’est plus qu’un souvenir parce que les gazons roulés ne poussent plus dans la terre, mais sans terre ni graines dans un réseau de filets de nylon.

Wim Wenders: Et les danseurs y bougeaient bien ? Pour eux, c’était la première fois qu’ils se trouvaient sur un tel sol ou bien …

Peter Pabst: … non, ce pré-là était nouveau, certes, mais ils avaient déjà fait leurs expériences. Je n’ai pas lancé un nouveau mouvement.

Il y avait eu Sacre, avec la tourbe, il y avait eu Arien, avec l’eau, les deux fois déjà des sols rebelles, difficiles. Les feuilles qui étaient dans Barbe Bleue n’étaient pas, je crois, aussi marquantes – marquantes, je veux dire, en ce qui concerne le prolongement dans le corps, l’influence sur les mouvements. L’expérience n’était donc pas complètement nouvelle, l’herbe l’était, ainsi que la présence de la technique, dont nous avions en tout cas besoin.

Wim Wenders: Vous avez donc alors tout simplement rendu visible ce qui était auparavant invisible…

Peter Pabst: … ce que d’ordinaire l’on cache, toute la technique d’éclairage, les caméras, les moniteurs, etc., nous l’avons simplement planté là sur le pré. C’est quelque chose que j’ai toujours bien aimé. Je suis plutôt du genre qui cochonne, je ne suis pas tellement un esthète, plutôt quelqu’un qui salope un peu les choses, en tout cas ce pré était de plus en plus foutoir. Et ensuite, un jour, j’y ai traîné un chevreuil. Ça n’a pas été si simple.

Wim Wenders: Où l’as-tu trouvé ?

Peter Pabst: J’ai téléphoné dans tous les sens, aux musées d’histoire naturelle, aux préparateurs taxidermistes, aux gens qui ont des trucs comme ça.

Wim Wenders: Il ressemble à Bambi.

Peter Pabst: Je me rappelle que pendant un moment Pina a réfléchi avec moi si la pièce ne devrait pas s’appeler Bambi. (Il rit.) J’ai donc téléphoné dans tous les sens pour trouver qui aurait ce genre de chevreuil jusqu’à ce que j’en ai un. J’ai appris plus tard combien il peut être difficile dans de nombreux pays de faire entrer un chevreuil empaillé.

Et puis, sur le pré, il y a un tourniquet d’arrosage. Ces choses, des banalités qu’autrement on n’aurait jamais pu faire, d’un coup elles ont fonctionné – au théâtre, ça marchait.

Wim Wenders: Ça t’intéresse, je pense, ça t’excite quand quelque chose ne marche pas. Quand quelqu’un dit : « Impossible ! », tu réponds aussitôt présent, non ?

Peter Pabst: Oui.

Wim Wenders: C’est alors que tu veux le faire…

Peter Pabst: … je pense souvent être plutôt lent à bouger mais quand quelque chose ne veut pas marcher, quelque chose que je ne peux pas avoir…Bon, je n’aime pas perdre, je dois l’admettre. (Il rit.) Je ne veux pas perdre.

Wim Wenders: À quel moment ça se déclenche ? Je ne le comprends pas encore vraiment. D’un côté, les idées scéniques de Pina, les idées chorégraphiques, et puis le grand puzzle du thème lancé – si toutefois on peut dire puzzle et utiliser le mot thème. Où interviennent les idées visuelles ? À quel moment vas-tu te glisser, t’infiltrer là-dedans ? Comment se produit la fécondation réciproque ? J’aimerais bien savoir. Les informations qui te viennent de la salle de répétition, quand te permettent-elles de dire : « Maintenant, je peux commencer ? »

Peter Pabst: On s’imagine toujours qu’il y aurait un point de départ, quelque chose comme un début concret. Comme tu viens de le dire : « Maintenant, on commence ! Maintenant allons-y ! » Si j’en crois mon expérience, c’est vrai pour le film, pour l’opéra, pour le théâtre, la plupart du temps, mais pas pour le travail avec Pina. Chez Pina, il n’y avait pas vraiment la possibilité d’un tel point of departure : un texte, des idées chorégraphiques, une musique, que sais-je. En vérité, c’est toujours a posteriori que je prenais conscience d’avoir déjà commencé.

Bien sûr, au début j’avais le problème de ma boîte à maquette qui me bâillait au nez, toute noire. Mais pour ce problème, Pina non plus ne pouvait pas m’aider. Elle aussi n’avait rien. Alors je me mettais à jouer, comme ça, juste pour y mettre quelque chose, qu’elle cesse de bâiller. Il m’arrivait aussi d’y fourrer d’abord quelque chose que j’avais déjà.

Jamais nous n’avons discuté au préalable de ce que ça pourrait devenir. Peut-être parce que ça aurait fixé trop tôt le travail de Pina. Toute l’aventure, le voyage d’exploration, allait – devait encore avoir lieu.

Wim Wenders: Mais ce qui m’intéresse pourtant, c’est un peu comment ça se déclenche l’un l’autre.

Peter Pabst: Au premier abord, ça peut sembler contradictoire. D’une part, au cours des presque trente années où Pina et moi avons collaboré, le processus de l’approche d’une nouvelle pièce ne s’est pas essentiellement modifié ; d’autre part jamais on n’a développé de recette qui aurait permis d’apporter une réponse claire à cette question.

En fait nous commencions indépendamment l’un de l’autre. Mais je suis sûr que Pina avait des idées déjà plus précises que moi. Simplement, elle n’en parlait jamais, peut-être par ce qu’elle ne pouvait ou ne voulait pas encore les formuler. Elle était très prudente avec la parole énoncée.

Wim Wenders: Alors, il est peut-être préférable de ne pas commenter en général et que tu réfléchisses, pièce par pièce, comment se sont passés ces allers et retours.

Peter Pabst: Je sais que j’approchais discrètement, parfois avec des images, parfois c’était déjà avec des maquettes où je m’étais essayé. C’était une quête de petits mondes qui pourraient devenir un monde pour la prochaine pièce de Pina et accueillir ses danseurs. Mais au début, ma quête était toujours sans objectif, diffuse, un jeu dans le brouillard.

Wim Wenders: Mais tu devais bien quand même à un certain moment savoir à peu près ce qui pouvait entrer dans la boîte et entrer aussi d’une façon ou d’une autre en symbiose avec les idées de Pina.

Peter Pabst: Oui, naturellement. Ça aurait été idiot de faire un décor sans Pina – voire contre Pina. Mais chez nous le commencement n’était jamais ainsi formulé, il était plus dans le jeu, dans le tâtonnement. Et Pina, au commencement, n’avait pas d’idées si concrètes. Dans les cinq premières années, je lui demandais toujours si elle avait déjà une vague idée de la direction où ça allait, où ça pourrait aller. Et pendant cinq ans, j’ai obtenu la même réponse : « Tu sais, j’essaye toujours d’écouter en moi-même, mais il y a encore quelque chose qui coince, ça ne sort pas encore. » Alors, au bout de cinq ans, j’ai cessé de questionner.

Wim Wenders: Peut-être bien qu’ensuite elle était plutôt très heureuse que tu lui apportes quelque chose de concret qui lui serve un peu de point d’appui.

Peter Pabst: Oui, mais plus tard. Au début, Pina ne voulait absolument rien. Je pense qu’elle voulait simplement ne pas être troublée. En en parlant maintenant avec toi, je pense que ce qu’elle recherchait avec les danseurs au début d’une production, ou ce qu’elle tentait de trouver, elle voulait le voir à l’état natif, pur, pas encore teinté par une topologie ou par le ton de ce que j’avais fait. Simplement voir, sans être troublée, et l’essayer, contrôler si c’est bien. Sur un sol neutre – un tapis de danse noire. Et là, moi je n’ai pas forcé. Parfois peut-être j’ai évoqué une idée ou mis une image sur la table, une esquisse. Mais si Pina ne réagissait pas sur le champ, je la faisais disparaître au plus tard à la fin de la répétition. Et je me disais que la proposition n’était pas assez bonne ou qu’elle ne voulait pas la voir maintenant. Je n’ai jamais essayé de passer en force. Je trouvais qu’une idée se doit d’être si bonne que, d’elle-même, elle se met aussitôt à rayonner.

Wim Wenders: Alors, elles sont innombrables à être passées sous la table.

Peter Pabst: Nombreuses… innombrables. Comme pour un film où l’on a tourné généreusement, c’était un rapport au minimum de 1 à 10, quelque chose comme ça.

Wim Wenders: Bon, alors parcourons tout depuis le début. De 1980, on en a déjà parlé. Comment était-ce pour Nelken ?

Peter Pabst: Pour Nelken

Wim Wenders: … un classique !

Peter Pabst: Un jour, Pina et moi, nous avons parlé des fleurs, de la Hollande. Au printemps, il y a là-bas ces immenses champs de fleurs.

Wim Wenders: Mais ce sont plutôt des tulipes !

Peter Pabst: Oui, ce sont de véritables champs de tulipes. Mais à couper le souffle. Voir ça, c’est un spectacle féerique…

Wim Wenders: Tu as de gigantesques surfaces colorées…

Peter Pabst: … démentes ! Et d’une intensité, et plantées dans des combinaisons de couleurs, comme si les horticulteurs étaient tous des peintres. Tu crois devenir fou, ivre de couleurs. Pina a aussi parlé de champs où fleurissent des œillets. Elle les avait vus au Chili. Les oeillets, je trouvais ça passionnant parce que ces fleurs, dans les années soixante, avaient un caractère très formel, elles étaient bourgeoisement correctes. Quelle que soit l’occasion, on arrivait avec des œillets. Le plus souvent de petits bouquets, cinq ou sept fleurs. Et plus tard, précisément pour ces raisons-là, les œillets passaient pour petit-bourgeois, bien que ce soit en réalité de très jolies fleurs.

Nous n’avons pas encore décidé à ce moment-là d’en faire un décor, mais enfin, c’était au moins une possibilité au monde. Et puis j’ai alors bricolé quelque chose dans ce sens, un travail de fou, je m’en souviens.

Wim Wenders: Avec des fleurs en plastiques ou quoi ?

Peter Pabst: Non, en maquette. Tu ne peux pas peindre un champ d’œillets comme çà.

Wim Wenders: Alors comment as-tu fait ?

Peter Pabst: J’ai déchiqueté une éponge, j’ai piqué chaque bribe sur une épingle que j’ai plongée dans de la peinture rose et plantée quelque part pour qu’elle sèche. Jusqu’à en avoir 3.000 (Il rit.), c’était vraiment contemplatif, pendant toute une semaine je n’ai pas vu un seul être humain, je n’ai pas dit un seul mot. Oui, moi ! Et puis avec, j’ai fait un champ d’œillets roses dans la maquette. Et alors je me suis dit que c’était peut-être un peu fade.

Peu de temps auparavant j’avais fait un film avec Tankred Dorst. On avait tourné à la frontière de la RDA. Il y avait partout cette clôture en plusieurs nappes entre lesquelles couraient des chiens bergers à moitié affamés, guidés le long de fils de fer, prêts à attraper les "blessés des barbelés". Terrible !

Ça m’est revenu à l’esprit et je me suis dit que je pourrais peut-être faire garder le champ d’œillets par des chiens bergers, à cause de la fadeur. L’idée d’aboiements a plu à Pina.

Wim Wenders: … évidemment.

Peter Pabst: Je voulais donc faire tendre de chaque côté de la scène des fils de fer de guidage et j’ai pensé appeler la police pour qu’ils me donnent deux bergers. Ils ont de beaux chiens dressés et bien élevés. Malheureusement, le fonctionnaire compétent à la police de Wuppertal m’a expliqué qu’en aucun cas ils ne me passeraient des chiens. Et pourquoi non ? « Parce que nos chiens sont entraînés à intervenir en cas de bagarre. Et si nos chiens entendent sur une scène de la musique bruyante et voient des danseurs en action, pour eux c’est de la bagarre et plus personne ne peut les retenir. » Cet homme me donna le bon conseil : je devrais plutôt engager des chiens privés et si possible venant d’une famille nombreuse.

Wim Wenders: Où l’on fait beaucoup de musique.

Peter Pabst: Où l’on fait beaucoup de musique ! Et où ils sont habitués à tout et prêts à tout supporter ! J’ai donc trouvé deux nouveaux chiens bergers avec de bonnes dispositions, mais ça n’a pas bien marché : l’un des deux a aussitôt repéré dans la coulisse nos sièges de cinéma que nous utilisons constamment dans Nelken, mous et tapissés de velours, il en a choisi un pour s’installer – c’était de toute évidence le plus confortable qu’il ait connu dans sa vie de chien – et il s’est refusé, strictement et avec succès, de descendre de ce fauteuil.

Wim Wenders: Il était mal distribué.

Peter Pabst: Il était mal distribué. Et le second aussi était mal distribué. Il a eu une crise de nerfs la première fois que la musique fut un peu bruyante. Il s’est assis et n’a plus arrêté de pisser. (Il rit.) D’une façon ou d’une autre, c’était nul. Ils faisaient ce qu’ils voulaient, ils aboyaient sans arrêt, ce que Pina aimait plutôt bien, en relation avec les œillets roses. Mais comme fond sonore permanent, c’était très pénible et nous trouvions, tous les deux, qu’il devait y avoir dans la pièce des moments sans aboiements de chiens. Et c’est ainsi que pour finir nous avons eu quatre chiens mais dirigés par leurs propriétaires.

Wim Wenders: Jolie, la façon dont une idée se développe.

Peter Pabst: Oui, ça vit. Et c’est pourquoi il est si difficile de donner une réponse claire à la question : comment ça naît ou comment ça commence ?

Wim Wenders: Après les danseurs ont dû apprendre à bouger dans les œillets ?

Peter Pabst: Après ça, ils ont dû apprendre à danser dans les œillets. Et de nouveau, ce ne fut pas simple. Mais il fallait d’abord que les œillets arrivent.

J’avais pour la pièce un tout petit budget. On pouvait certes acheter des fleurs artificielles en Allemagne mais contre beaucoup d’argent. Et des œillets, il n’y en avait pas. Comme je l’ai déjà dit, ils étaient considérés comme petit-bourgeois, personne ne voulait acheter des œillets, et à plus forte raison artificiels, et donc on en fabriquait pas.

Mais j’avais fait mon calcul : pour la scène de Wuppertal, il me fallait environ 8.000 fleurs. Il n’y en avait pas sur le marché, je ne pouvais pas les payer et il restait quatre semaines jusqu’à la première. Suffisamment de raisons pour mal dormir ! Le matin suivant, à cinq heures, je me réveille en sueur et je réfléchis en panique où dans le monde quelqu’un peut bien encore fabriquer des fleurs artificielles. Et soudain – ce fut comme un éclair – je vois d’infatigables mains jaunes faire des fleurs. Mon Dieu, en Asie, évidemment !

Fiévreusement, j’ai cherché des numéros de téléphone, attendu neuf heures et j’ai appelé les représentations commerciales de toutes les ambassades asiatiques à Bonn. : « Fabrique-t-on des fleurs artificielles dans votre pays ? »

À l’ambassade de Thaïlande, j’ai eu de la chance. On m’a donné un contact à Hambourg et dirigé vers un fabricant à Bangkok. Monsieur Rumpf, l’importateur de Hambourg, m’a rappelé quelques heures plus tard et m’a proposé de faire fabriquer 8.000 oeillets dans trois nuances et les livrer dans vingt jours par fret aérien à l’opéra de Wuppertal.

C’est presque devenu un ami parce que, pendant longtemps, c’est toujours lui qui nous a fourni des fleurs. Il avait un vieux chinois qui était dans la confection – il faisait, je pense, des jeans et des t-shirts – et il avait jadis fabriqué des fleurs artificielles, et chaque fois que j’arrivais avec une commande, il changeait de monture et produisait pour nous des œillets roses, et plus tard aussi d’autres fleurs.

Wim Wenders: Et toujours par 8.000 unités ?

Peter Pabst: Non, ça marchait aussi par 2.000. En tout cas, la première fois, j’ai eu mes fleurs, elles sont arrivées à temps et pour un prix que je pouvais payer. Ce fut déjà presque un miracle.

Et quand ils furent plantés, c’était vraiment miraculeux, cette lueur rose, ce champ d’œillets sur la scène de l’opéra de Wuppertal, absolument pas fade, tout simplement un rêve.

Mais immédiatement après, un mauvais réveil : quand les danseurs y dansent, les œillets s’abîment !

Wim Wenders: Évidemment…

Peter Pabst: … et ça, jusqu’à maintenant, je ne l’ai pas oublié, et j’ai vraiment aimé Pina parce qu’elle a montré là jusqu’où elle vous permettait de délirer – même avec des décors.

Elle a dit : « Mais nous pouvons faire une scène où tout le monde va consoler les œillets. » Elle disait « consoler les œillets », c'est-à-dire redresser les tiges pliées. (Il rit.) Je n’oublierai jamais ça d’elle : Pina voulait consoler mes œillets. Et puis, nous ne l’avons jamais fait parce qu’il s’avéra que la dégradation à son tour était belle. Au début, c’est un effet esthétique incroyablement fort que la lumière très chaude de ce champ d’œillets. puis vient ce moment – c’est un peu comme l’effet d’un booster – quand Lutz Förster raconte ou danse The Man I Love en langage des signes et que soudain sous un plein feux toute la scène rayonne d’un rose éclatant. Mais on s’est aperçu qu’en fait c’est aussi très beau que les fleurs se dégradent, qu’elles soient piétinées. Pardon, je parle sans doute trop…

Wim Wenders: … mais non, c’est merveilleux, c’est ce que j’ai toujours eu envie de savoir.

Peter Pabst: J’ai encore quelque chose à dire sur « consoler les oeillets ». C’est un petit exemple de cette imagination libre, complexe et pourtant très légère que Pina avait dans son travail. C’était unique. Face aux difficultés, elle ne se plaignait pas, ne gémissait pas, elle était simplement inventive, elle écartait les difficultés en en faisant immédiatement quelque chose. Consoler les œillets !

Et après avoir tant parlé des incertitudes, je m’aperçois maintenant qu’il y avait pourtant là une grande sécurité. Quoi que j’aie pu inventer ou faire comme décor, je pouvais être sûr que Pina et les danseurs allaient l’utiliser merveilleusement, en faire leur monde de la plus belle façon qui soit. Quelle liberté ça donnait au décorateur ! Peut-être est-ce aussi une partie de la symbiose : je faisais le décor pour eux et ils m’en libéraient en le prenant en charge.

Le champ d’œillets a eu aussi un autre effet secondaire, comme à Amsterdam par exemple. On a joué la première de Nelken et, le lendemain matin, devant le théâtre, des machinistes, mais du genre dents pourries, nez cassés et tatouages dramatiques – c’était alors moins courant qu’aujourd’hui – ils étaient assis au soleil et redressaient des œillets. Sur la rue, le long du canal ! C’était une image merveilleusement absurde : ces hommes, brutaux à vous faire peur, redressaient des œillets roses.

Wim Wenders: Il y a un fil de fer dedans ?

Peter Pabst: Oui, un fil de fer.

Wim Wenders: Pas de danger pour les danseurs ?

Peter Pabst: Si, ça pouvait. Mais il y a très peu de chances. J’ai vraiment réfléchi à ce sol, comment le faire pour que je puisse y piquer les œillets sans qu’ils sautent dès qu’on les touche. Plus il y en a de libres sur le sol et plus le risque de blessures est grand. Et c’est d’ailleurs devenu un sol relativement compliqué : des plaques de bois avec des trous, doublées d’un matériau fibreux que l’on utilisait à l’époque dans la construction pour l’isolation thermique ou phonique.

Wim Wenders: C’est un matériau un peu plus mou ?

Peter Pabst: Un matériau mou, oui. Aujourd’hui, la plupart du temps, ce sont des mousses mais à l’époque on faisait encore ce type de plaque de fibre isolante. C’était comme de la fibre de coco pressée ou comme…

Wim Wenders: … comme cette isolation sonore de ton plafond, ici ?

Peter Pabst: Exactement. Elles avaient deux fonctions : d’abord ces fibres tenaient bien les tiges des fleurs et ensuite elles rendaient le sol parfaitement silencieux, c'est-à-dire que le sol de bois n’était plus en contact avec le plancher de scène et ne faisait plus ces boums dégueulasses…

Wim Wenders: Continuons : Sur la montagne, on entendit un hurlement. Quel terrain as-tu développé là ?

Peter Pabst: C’était inspiré d’une photo, comme bien souvent. Je dois réfléchir… une de Diane Arbus peut-être, je n’en suis pas sûr. Donc j’avais trouvé une photo avec simplement la lisière d’une forêt, une forêt de sapins dans le brouillard. Terre et brouillard. Terre lourde, un champ, que l’on retourne tous les jours. Puis je me suis dit, ça ne donne rien comme ça, et j’ai relevé le champ sur une pente biaise, à peine perceptible à l’œil mais qui donne une tension dans l’image. De la face au lointain, la pente monte de 20 cm à jardin et de 30 cm à cour. La pente est donc biaise, mais c’est minimal, pas visible mais sensible.

Wim Wenders: Pour les danseurs, c’est déjà sans doute bien pentu.

Peter Pabst: Non, ils le remarquent à peine. C’est une pente d’environ 2%. Une pente normale pour une scène où les danseurs peuvent danser sans problèmes est entre 3 et 5,5%. Évidemment, tout le monde m’a regardé de travers, ne comprenant pas pourquoi j’avais fait construire cette gigantesque pente qu’on ne remarquait même pas. C’était un très grand déploiement de construction. Mais, lorsqu’un jour où le temps de mise en place était très court, nous ne l’avons pas installée et pelleté la terre directement sur le plateau, ça a été comme si quelqu’un te bouchait les oreilles sans que tu t’y attendes. Ça manquait tellement, c’était si ennuyeux, si insatisfaisant. Ça ne marchait pas sans cela, maintenant c’était clair pour tout le monde, mais ça restait un sol difficile, sous tous les aspects.

Wim Wenders: Il collait aux pieds ?

Peter Pabst: Oui, parfois. On était toujours sur le fil du rasoir. Quel degré d’humidité fallait-il maintenir pour éviter la poussière ? Et quel état de sécheresse pour qu’il ne glisse pas et que la terre ne colle pas vraiment ? Dans tous les cas de figure, c’était difficile pour les danseurs parce qu’il est irrégulier. Les mottes de terre doivent être grossières et fermes. On les sent nettement sous les pieds. Et après…

Wim Wenders: … après tu as …

Peter Pabst: … après, à un certain moment, j’ai commencé à jouer avec le brouillard.

Wim Wenders: Le brouillard, tiens, parlons-en du brouillard.

Peter Pabst: Là, je vais peut-être bien faire d’abord un nouveau détour. Dans les années soixante-dix à Bochum, j’ai fait le décor et les costumes de la mise en scène d’Hamlet par Peter Zadek. Le spectacle avait lieu dans une usine. C’était un Hamlet très poétique, mais à la poésie rude et un Hamlet fragile. Magdalena Montezuma jouait le spectre du père d’Hamlet. Je lui avais simplement disposé une caisse et vissé devant un cadre de miroir baroque doré. Magdalena s’asseyait sur la caisse dans le cadre et elle était l’image du père d’Hamlet. Et chaque fois que le spectre apparaissait, elle sortait de son cadre, descendait de sa caisse, j’arrivais avec ma machine à brouillard et je lui faisais un nuage. (Il rit.) C’était son apparition en tant qu’esprit. Elle s’avançait toujours dans un nuage et moi à ses côtés, toujours sifflant et soufflant.

Ça m’est revenu parce qu’il y avait là une façon de sentir que Pina et ce Peter Zadek partageaient – ces deux-là d’ailleurs s’estimaient et s’aimaient beaucoup. D’une certaine manière, ils avaient tous les deux une façon de penser très simple. Ça avait quelque chose à voir avec l’honnêteté sur la scène. Ne tricher avec rien. Dans ce cas, ça voulait dire : au théâtre, le brouillard – quand il n’est pas en tulle – est fait avec une machine à brouillard. Il y a un homme qui a ce genre de machine, il appuie sur un bouton, et, d’une buse, dans un sifflement bruyant, sort un jet serré de ce qu’il faut d’ailleurs nommer « vapeur ». Cette vapeur devient nuage, se répand et, sur la scène, elle enveloppe de brouillard les êtres humains. Et puisque c’est comme ça que ça se passe, la Pina Bausch tout comme le Peter Zadek pensaient que c’est aussi bien de le voir.

Déployer beaucoup de technique pour cacher ou camoufler n’a jamais intéressé Pina – du moins du temps de notre collaboration. La réalité était aussi une vérité sur la scène. Quand, dans Le Sacre du printemps, les danseurs halètent et suent, quand ils se jettent sur la scène dans la tourbe, ils deviennent « sales ». Exactement comme dans l’Othello de Zadek, quand j’avais peint en noir Ulrich Wildgruber et que la blanche Eva Matthes en Desdémone se jette amoureusement dans ses bras, elle devenait noire, elle aussi. Pour Pina et pour Zadek, le manque de raffinement n’était pas un souci. Par bonheur, cette insouciance que nous avons partagée depuis le début était une part intégrante de notre collaboration. Aucun de nous ne devait être raffiné, aucun ne voulait être « décoratif » et aucun de nous ne s’intéressait à la technique.

Je sais le faire mais je n’en ai pas besoin.

Wim Wenders: La machine à brouillard, qui l’a utilisée ? Les danseurs eux-mêmes ?

Peter Pabst: Non, pendant un temps je l’ai tenue à la main. Pour moi, c’était comme un pinceau. Avec elle, je peignais dans l’air, parfois de façon assez expressive, je cachais des danseurs ou je leur faisais peur. Avec du brouillard, j’ai coupé des files de danseurs, je les faisais disparaître complètement, puis réapparaître. Ça m’amusait beaucoup, il en est sorti de merveilleuses images et des ambiances en perpétuel changement, qui allaient de moments absolument romantiques jusqu’à la menace angoissante du chaos total.

Plus tard, lorsque le brouillard, lui aussi, eut trouvé sa forme, un de nos accessoiristes s’en est chargé.

Wim Wenders: Two Cigarettes in the Dark : tu as construit une maison impossible qui transgressait toutes les proportions. Un morceau fou. De quoi s’agissait-il, d’où venait cette maison ?

Peter Pabst: C’est né d’abord du désespoir. À cette époque, j’avais d’une certaine façon le sentiment d’avoir brouté les sols, (Il rit.) de ne plus rien connaître des sols. Ça ne pouvait donc pas être un sol.

J’ai cherché un espace, j’ai parlé d’espaces avec Pina. Elle avait compris que je ne voulais ou ne pouvais plus penser à un sol, et elle semblait avoir, elle aussi, envie d’un espace. Je ne sais plus ce qui a donné l’impulsion. Peut-être était-ce l’image d’une salle de musée, d’où les grandes fenêtres. Elles sont comme des vitrines. Tandis que je travaillais à dessiner cet espace, il est devenu pour moi comme un Hotel New Hampshire complètement fou. Les portes sont trop petites ou trop grandes, on ne comprend pas non plus où elles mènent et les gens là-dedans sont tous un peu fous ou se comportent comme tels.

Wim Wenders: Oui, ça a aussi un petit quelque chose de l’expressionisme allemand. Tout est disproportionné.

Peter Pabst: Oui, complètement…

Wim Wenders: … et aussi le comportement des gens.

C’était la première projection que tu utilisais ? Ces images super8 sur la poitrine nue de – je crois que c’était Helena.

Peter Pabst: Oui, c’était Helena. Ils ont essayé ça en répétition et ensuite Pina l’a gardé dans la pièce.

Wim Wenders: Selon moi – comme ça, de mémoire – c’était la première projection chez Pina.

Peter Pabst: Dans Walzer déjà, Pina avait montré sur un petit écran le film d’une naissance. Et dans Kontakthof, un petit film avec des canards.

Mais revenons à l’espace. Je me suis mis à construire et j’ai abouti à ces volumes. Derrière les fenêtres, je voulais un autre paysage. Elles sont devenues comme leurs propres scènes.

Wim Wenders: Aussi ces escaliers bizarres…

Peter Pabst: … des escaliers totalement absurdes en termes architectoniques, insensé de monter et descendre entre des terrains plans… Et derrière les fenêtres, de nouveau des paysages scéniques, une jungle derrière l’une, un désert derrière l’autre – d’ailleurs un premier cactus y apparaît déjà – et à gauche…

Wim Wenders: … c’est presque comme un aquarium …

Peter Pabst: … derrière l’autre, à gauche, il y avait un aquarium, plus exactement trois, où j’ai mis des poissons rouges. C’était plutôt compliqué. Je les prenais toujours dans un élevage. Chaque poisson dans l’eau de son sac en plastique. Je devais mettre le sac en plastique dans l’aquarium pour que l’eau du sac prenne lentement la température de l’aquarium. Ce n’est qu’après que je pouvais les lâcher et ils se portaient bien. J’ai appris d’ailleurs que par nature les poissons ne sont pas du tout craintifs. Je pouvais les caresser!

Plus tard, Dominique Mercy, en slip blanc et avec des palmes, a rejoint dans l’eau les poissons rouges.

Wim Wenders: Bien. Je nage volontiers parmi les poissons. J’avais un ami, qui avait rempli sa piscine avec de l’eau courante fraîche et il y avait mis des poissons pour qu’on sache qu’il n’y avait ni chlore ni rien. Les poissons s’y trouvaient foutrement bien et ils étaient un peu comme des chiens qui agitent la queue, ils étaient toujours contents quand on se mêlait à eux…

Peter Pabst: … ils avaient de la compagnie, il n’y a pas que les dauphins qui sont curieux…

Wim Wenders: Dis donc, dans Victor, on y trimballe tout et le reste. Avec tout ce qu’on y déménage, tu peux, d’un seul coup d’un seul, décorer plusieurs scènes. Tu as toujours la responsabilité de tous les accessoires et de tout ce qui apparaît sur la scène ?

Peter Pabst: En principe, oui. Mais ce qui ne veut pas dire que je trouve ou dessine chaque meuble. Marion Cito s’en occupe beaucoup, Marion qui habille si merveilleusement les danseurs.

Beaucoup de ces objets sont là très tôt dans les répétitions. Et puis les danseurs, pour ce qu’ils inventent, se procurent les accessoires dont ils ont besoin directement auprès de Jan Szito ou Alf Eichholz, les deux accessoiristes. Que notre petite compagnie ait deux accessoiristes montre combien c’est important pour collecter tout le matériel nécessaire aux pièces. Quand les danseurs veulent essayer quelque chose, il faut que les objets dont ils ont besoin arrivent vite, sinon la situation est déjà passée.

Les objets restent souvent dans l’état où ils étaient pendant les répétitions. Mais parfois je pense qu’ils pourraient ou devraient avoir un autre aspect, pour des raisons esthétiques ou pratiques, ou pour un motif de sécurité. Alors je les transforme, ou bien je dessine un projet. Mais dans ce domaine souvent le manque de temps joue son rôle. Pendant les répétitions de Victor, Pina voulait faire une scène comme une vente aux enchères et c’est le genre de matériel qu’il faut souvent faire surgir en quelques minutes. On n’a pas bien le temps de se demander quelle tête ça devrait avoir. Ça présente un grand intérêt : ça a pour moi presque une valeur formatrice parce que ça conduit très souvent à des solutions sans prétention. En tant que styliste, je n’oserais pas, mais c’est précisément ce dont on a besoin à l’instant.

Intervenir sans donner forme est parfois plus rafraîchissant, plus vivifiant que la plus belle des lignes. Dans Victor, c’est devenu un mélange assez anarchique d’antiquités, de banalités et de beaucoup d’autres choses…

Wim Wenders: … beaucoup de meubles, incroyable!

Peter Pabst: Oui, vraiment beaucoup de meubles. Presque tous viennent des Sept péchés capitaux, parce qu’on les avait précisément sous la main… et que c’était pratiquement les seuls "beaux" meubles que nous avions.

Wim Wenders: Double usage ?

Peter Pabst: Nous pouvons seulement acheter ou utiliser nos propres affaires. Louer nous est impossible parce que nous les bloquons pendant trop longtemps, quand nous partons pour une tournée lointaine, ou que sais-je.

Wim Wenders: Qu’est-ce qu’il y avait à l’arrière plan ? Dans mon souvenir, des espèces de constructions incas en forme de pyramide à jardin et à cour. Quelles sont ces formes ?

Peter Pabst: Où ça ?

Wim Wenders: Dans Victor, à jardin et à cour, il y a des pentes… qu’est-ce que c’est ?

Peter Pabst: Je ne les ai jamais prises pour des constructions. Ce sont des parois de terre. Mais je n’ai jamais clarifié pour moi-même si c’est une fosse, et que le monde réel est donc là en haut, ou bien si ce sont des talus de terre, et que la réalité est donc en bas, sur la scène. Je n’ai jamais bien su.

Wim Wenders: Ah, bien !

Peter Pabst: C’était la première fois que nous faisions ce type de coproduction.

Wim Wenders: Vous avez introduit les coproductions avec cette pièce-là ?

Peter Pabst: Oui.

Wim Wenders: Avec les Romains!

Peter Pabst: Dans le public, je crois, certains ont été déçus par le décor parce qu’ils s’attendaient à des colonnes brisées, ou je ne sais quoi d’autre. Il n’y en avait pas. Il y avait de la terre et Jan Minarik qui n’arrêtait pas de circuler là en haut avec une pelle. Avant chaque représentation, je lui ai fait remonter des tonnes de terre pour qu’il puisse ensuite les balancer par pelletées pendant les trois heures et demie du spectacle.

Wim Wenders: Il a dû en baver.

Peter Pabst: Oui, c’était vraiment un décor pour travailleur de force.

Le soir du premier jour de montage, c’était une vision d’horreur. Les éléments avaient été malmenés pendant le transport, leurs raccords étaient visibles. Partout des zones blanches et des éraflures. Horrible ! À pleurer. J’étais atterré, incapable de dire ma déception. Pina, compatissante, fit une proposition : en enlever un tiers, entourer le tout avec des mètres de rubalise rouge et blanche pour en faire un chantier. Ce qui était à vrai dire une bonne idée. Mais j’ai réagit de façon plutôt aigre en répliquant que je voulais d’abord mener cette image à son terme, une bonne fois. Et qu’ensuite, si c’était toujours sa préférence, je la transformerais volontiers en chantier.

Le lendemain, nous avons soigneusement amélioré le montage et, pour finir, j’ai badigeonné de colle toute la construction que l’on a crépie de terre fraîche. Le résultat était renversant. Sous la lumière, la terre avait des reflets de velours brun. Ce gigantesque espace sombre était comme un manteau pour les danseurs. Il leur tenait chaud, il les protégeait. Nous avons suivi la même procédure à chaque nouveau montage : badigeon de colle et crépi de terre. Rude labeur, tu l’as dit. Une folie ! Et ce, jusqu’à ce que, environ 17 ans plus tard, les éléments soient devenus si lourds que personne ne pouvait plus les soulever et qu’on a dû reconstruire le décor. Mais je trouve que cette image-là méritait l’investissement d’un tel soin et que, bien plus encore, la pièce de Pina le méritait. Pour moi, Victor demeure encore l’une des plus complexes et des plus riches de ses pièces, dans toute son œuvre. Plus tard, cet espace scénique fut non seulement plein de vie mais il vivait lui-même. Ce grand espace d’abord fait comme de velours propre ne cessait pas de croître. Grâce à Jan qui, inlassable, avec sa pelle balançait d’énormes masses de terre sur le sol du plateau.

Wim Wenders: Qui finit par devenir vraiment dingue. Ahnen et les cactus sur scène. Qu’est-ce que c’était, ces trucs ? Comment les as-tu fait ? (Il rit.)

Peter Pabst: Je crois que j’avais trouvé une photo d’un paysage de cactus, pas même vraiment beau, et même un peu ennuyeux. Mais j’aime ces grands cactus. J’ai toujours rêvé d’avoir une maison dans le désert de l’Arizona, une simple maison de bois, mais avec au moins trois grands cactus devant, any how… L’idée des cactus plaisait aussi à Pina, mais ça s’est vraiment gâté quand j’ai commencé à les fabriquer. Dès l’étape de la maquette. Comment faire des cactus en petit ? Il fallait aussi qu’ils soient un peu vivants. Bien sûr, on peut s’asseoir là et les sculpter mais dans leur forme ils seront tous pareillement rigides. On manque de marge pour les irrégularités. Il y a un problème fondamental de formes et de matériaux pour les petites proportions d’une maquette. Les caractéristiques des matériaux, comme la flexibilité, l’élasticité, la mobilité, le poids spécifique ou la structure des surfaces, je ne peux pas les réduire au 1/25e. Ils sont donc toujours trop épais, trop lourds, trop cassants ou trop rigides. Dans une maquette, tout ceci est contraire à la vie. Or je voulais des cactus "vivants" ! J’ai toujours considéré les cactus comme des personnages, presque comme des êtres humains…

Wim Wenders: … avant tout, ceux qui ont des bras coudés…

Peter Pabst: … ce sont des trucs très typiques, hein ? En tout cas, Pina, une fois encore, venait d’envoyer chercher des gâteaux dans son café préféré – le café Best au coin de la rue est un café traditionnel avec sa pâtisserie maison – une idée m’est venue : j’ai traversé la rue et leur ai demandé s’ils pouvaient me passer une poche à douilles… Les pâtissiers ont ces tuyaux en plastique ou ces poches, tu sais, avec un embout, et des dents…

Wim Wenders: … exact …

Peter Pabst: … et avec ça, ils posent sur leurs gâteaux ces tortillons de crème au beurre…

Wim Wenders: … et ils font les Spritzgebäck, les biscuits formés à la douille!

Peter Pabst: Spritzgebäck, à retenir ! J’ai simplement gâché du plâtre au lieu de la crème au beurre – même consistance – et, avec cette poche, j’ai moulé des cactus à la douille – une giclée de cactus à la douille – et il ne me restait plus qu’à attendre qu’ils durcissent…

Wim Wenders: … pour ta maquette? ...

Peter Pabst: … pour ma maquette. Des formes bien vivantes. Ce souvenir fait encore ma joie parce que cette idée était si naïve – tiens, voilà encore un thème pour nous. La naïveté est importante ! Parce qu’avec tout notre savoir professionnel, on s’est fermé tellement de portes. Un jour Pina a dit cette phrase très intelligente, elle colle parfaitement : « Pour toute chose que l’on apprend, on perd aussi quelque chose. »

Ainsi les cactus sont-ils apparus dans la maquette et je crois bien que, cette fois-là, nous n’avons pas hésité longtemps, la décision fut vite prise.

Donc ce serait cet étrange univers. Et c’était d’ailleurs bien ainsi car le plus dingue dans cette soirée, c’était la pièce elle-même. Qu’on ait pris si vite la décision, c’était bien parce que j’en voulais 50 à 60, hauts de 4 à 6 mètres, et une fois encore c’était déjà presque trop tard. Mais l’image devait être forte, comme l’Arizona.

Wim Wenders: C’était une coproduction ?

Peter Pabst: Non, c’était juste Wuppertal…et puis la direction technique et les ateliers ont longtemps renâclé parce que c’était trop tard pour eux – entre temps, c’était devenu une tradition, ou presque – pour finir le chef des ateliers – à l’époque, c’était Leo Haase – déclara : « Si demain matin à sept heures les premiers dessins sont chez le portier, je m’y mets. » Dans la nuit, j’ai dessiné trois cactus comme je pensais qu’ils devaient être, les ateliers me les ont construits comme modèles pour qu’on les essaye et qu’on en discute. Par bonheur, ces modèles étaient si bien qu’on a pu les accepter. J’avais entre temps dessiné les autres et les ateliers nous ont fourni 50 autres exemplaires.

Wim Wenders: En quoi ?

Peter Pabst: … en bois, acier, styropor et les surfaces en "déco", des matériaux tout à fait classiques au théâtre. J’ai un sens plastique des formes très exact et mes décors pour les pièces de Pina sont presque tous de grandes sculptures : Victor, Ahnen, O Dido, Wiesenland, Rough Cut, Ten Chi ou Vollmond – pour toutes, je suis demeuré très conservateur quant à la technique et le choix des matériaux. Ça tient d’abord à mon sens des formes mais aussi à l’influence d’un merveilleux ami et sculpteur de théâtre, Herbert Rettig, avec qui j’ai réalisé tous ces travaux.

Wim Wenders: Ces trucs ont des épines ?

Peter Pabst: Tu mets le doigt où ça fait mal ! Jusqu’à ce point-là, ils n’avaient pas d’épines. J’avais toujours pensé que c’était un peu idiot…

Wim Wenders: … certes …

Peter Pabst: … un cactus sans épines, ce n’est pas vraiment un cactus. Mais des épines, en quoi ? Donc au travail ! Et cette quête devint à nouveau l’une de ces merveilleuses aventures de Wuppertal…

Wim Wenders: (Il rit.)

Peter Pabst: … parce qu’on raconte tant d’horreurs sur Wuppertal, que c’est l’ennui, sans intérêt, qu’il ne s’y passe rien et ainsi de suite… c’est peut-être l’impression superficielle mais, derrière cette surface, tu trouves toujours des choses surprenantes. J’ai donc fouiné à la recherche de ce qui pourrait devenir des épines de cactus. Pour cette recherche, Leo Haase m’accompagnait la plupart du temps.

Il connaissait dans Wuppertal beaucoup de coins secrets et nous étions liés d’amitié. En tout cas, nous sommes un jour arrivé dans un endroit – que je ne saurais pas retrouver aujourd’hui, ça devait être de l’autre côté de la vallée, dans la direction de Varresbeck, ou quelque chose comme ça – sous des arbres, il y avait un vieil atelier de fabrication et un bâtiment de bureaux, petits tous les deux, et une femme sur la fin de la soixantaine avec un tablier à fleurs et des gants de laine grise – bizarre que je sache encore cela – des gants aux doigts coupés, des mitaines. Le tout donnait l’impression qu’on allait tourner un film des années trente. Deux hommes, comme des magasiniers, portaient de longues blouses grises, des gants de laine et des casquettes. Ils faisaient des balais de cantonnier…

Wim Wenders:Ah, je vois !

Peter Pabst: … et j’étais évidemment intéressé par le matériau des brosses. Je pouvais chez eux acheter le matériau brut, des bottes de tiges de nylon d’environ 1,5 m et de 1 mm à 1,5mm de section.

Wim Wenders: Autrefois, c’était des brindilles, n’est-ce pas ?

Peter Pabst: Et maintenant, ce sont des brins de nylon…

Wim Wenders: … que vous avez piqué dedans.

Peter Pabst: Oui, mais pas tout de suite. Premièrement, ces crins de nylon étaient si résistants que je n’arrivais pas à en venir à bout. Il fallait bien pourtant que je les débite en petits segments pour les épines. Et deuxièmement, arrivé aux ateliers, quand j’ai prononcé le mot épine, ils m’ont déclaré totalement fou et j’ai échappé de justesse à un internement. Ils avaient immédiatement compris que c’était de milliers d’épines dont il était question. Et le temps manquait. Il était clair que seul un précédent ferait jurisprudence. Le soir, je me suis caché et laissé enfermer dans le théâtre. En travaillant toute la nuit, j’ai équipé un cactus de ses épines, donc percé des trous et collé dedans ces crins de nylon.

Wim Wenders: Percé, vraiment ?

Peter Pabst: Eh oui. J’ai fait des trous dans le cactus et j’y ai enfoncé un petit bouquet d’épines. Je pensais que si, au matin, planté là, il y avait un cactus avec ses épines, plus moyen de revenir en arrière.

Le lendemain matin, sur le coup des sept heures, ils ont aussitôt compris. Je n’ai jamais vécu un tel raffut dans un théâtre et il se produisit alors l’un des plus beaux miracles de théâtre de mon époque…

Wim Wenders: … plus rien ne m’étonne.

Peter Pabst: L’affaire s’était ébruitée et ils sont tous venus, pas seulement les artisans, serruriers menuisiers, peintres, machinistes ou éclairagistes, mais aussi ceux de l’administration et ceux de la dramaturgie, tous. Dès que quelqu’un avait vingt minutes devant lui, il venait piquer des épines dans les cactus. Tout le théâtre se sentait responsable et les cactus devenaient de plus en plus piquants. C’était vraiment magique.

Wim Wenders: Vous avez dû ensuite les surveiller comme la prunelle de vos yeux, ces cactus ?

Peter Pabst: Oui, mais c’est une autre histoire. Je souhaite vraiment qu’on les traite en fonction de leur nature précieuse. Ce sont vraiment des objets précieux, au sens matériel et au sens idéal.

Mais ce n’est pas encore fini. Je trouvais les bouquets d’épines trop droits…

Wim Wenders: … qu’est-ce qui nous attend ?

Peter Pabst: … ils n’avaient vraiment pas l’air vrai, si semblables, si parallèles. J’ai réfléchi à ce que l’on pouvait encore faire et j’ai pensé qu’ils étaient peut-être sensibles à la chaleur. Je me suis procuré ce genre de sèche-cheveux qui sert d’ordinaire à décaper la laque. Et voilà ! Sous le flux d’air chaud, pschitt ! Les bouquets s’ouvraient dans toutes les directions.

Wim Wenders: Super.

Peter Pabst: Alors, pendant des heures, j’ai passé les cactus au sèche-cheveux – coiffeur de cactus.

Wim Wenders: Ça colle bien avec le caractère pas simple du spectacle.

Peter Pabst: Oui.

Wim Wenders: Passons à la pièce suivante, ça va faire du boucan. (Il rit.) C’était un nouvel…

Peter Pabst: … qu’est-ce que c’était le prochain ?

Wim Wenders: … un truc impossible, car dans Palermo Palermo, le mur s’effondrait…Là, tu as été déclaré définitivement fou.

Peter Pabst: Oui, la résistance est devenue plus sérieuse…

Wim Wenders: Vous aviez fait les études statiques pour le coup du mur ? Comment en êtes-vous arrivés là ? On ne renverse pas si rapidement un mur…

Peter Pabst: … je ne sais pas si je l’ai déjà raconté. C’était donc à l’automne 1989.

Wim Wenders: Ah oui, il y avait quelques murs qui tombaient.

Peter Pabst: Ce qui posait d’ailleurs un problème parce qu’il devenait impossible de faire comprendre à quiconque que notre "chute du mur" n’avait rien à voir avec celle de Berlin.

Wim Wenders: Évidemment.

Peter Pabst: C’était vraiment à l’automne 1989 ! (Il rit.) Mais nous, c’était quinze jours plus tôt. C’était de nouveau une phase de désespoir. Nous n’avancions pas. Pina était désespérée, j’étais désespéré. J’avais déjà essayé beaucoup de solutions pour la nouvelle pièce, entre autre un verger en fleur. Tout ça c’était très beau, mais plus vraiment aussi. On le sait très bien soi-même quand une chose n’est pas vraiment ce qu’elle devrait être. Donc Pina et moi, nous étions assis, seuls dans la Lichtburg, tu sais, cet ancien cinéma des années cinquante.

Wim Wenders: Oui, bien sûr.

Peter Pabst: Et tu sais comment ils étaient ces cinémas de jadis, dans les années cinquante, avec des murs habillés de plaques de plastique ondulé – la firme s’appelait Acella – et dans la Lichtburg, cet habillage est déchiré en de nombreux endroits et derrière apparaît la maçonnerie nue. Et, dans le silence du désespoir, avec un sourire timide, Pina a dit : « Regarde, ça ressemble à un mur derrière un rideau. »… Silence… peut-être pendant dix minutes… et alors j’ai dit : « On pourrait faire un mur. »… « Comment ça ? » demanda Pina, dix minutes plus tard. Et moi : « On pourrait murer le cadre de scène. » … Pour finir, elle a dit : « Et après, comment on s’en débarrasse ? »… Je réfléchis : « On peut le faire tomber. » Pina, après avoir réfléchi un moment, dit : « Tu sais, je ne crois pas que j’aimerais ça. Quand je pense au bruit du styropor qui s’écroule, je ne crois pas que j’aimerais. »… Alors j’ai dit : « Je veux dire, un vrai mur. »…Et de nouveau un long silence. Après quatre, cinq minutes, Pina me regarde et dit : « Tu es fou ! »

Wim Wenders: Une pièce de Beckett !

Peter Pabst: C’était une pièce de Beckett…et c’était la naissance du mur de Palermo Palermo.

Wim Wenders: Tu ne te laisses pas faire quand on te refuse?

Peter Pabst: Non, je ne me laisse pas faire. Pour le mur, j’ai commencé par chercher des matériaux, des pierres avec lesquelles je puisse monter véritablement un mur dans un temps acceptable et garantir qu’il tienne debout si quelqu’un d’autre, sur la scène, se trouve à proximité. Il m’était évident qu’on ne pourrait pas le monter avec des briques…

Wim Wenders: … c’était des parpaings creux ?

Peter Pabst: Oui, j’ai fait des essais avec. Dans ce domaine, je n’ai aucune compétence. Je ne connais rien à la pierre, à sa résistance, à sa statique. J’ai dû progresser de façon empirique. C'est-à-dire que j’ai acheté différents types de parpaings et, quand on répétait sur scène, j’ai construit un petit mur dans l’arrière-scène, trois mètres de haut peut-être, aussi haut que je pouvais avec une échelle, et quand j’avais fini, je rentrais la tête dans les épaules et (Il rit.) je le renversais avec la main. Ce faisant, j’avais toujours peur qu’un parpaing bascule par devant et me tombe sur la tête. C’est une peur très utile parce qu’elle te rappelle immédiatement qu’il faut s’occuper de ce problème. Au cours de ces petits essais, j’ai toujours observé comment se comportent les parpaings, comment ils sautent, quel son ils font lors de l’impact, et combien ils se brisent. Et c’est ainsi qu’un jour j’ai trouvé mon matériau.

Wim Wenders: Était-ce des billes compressées ?

Peter Pabst: Non, non, ce n’était pas le Thermopierre Ytong. Je l’ai essayé aussi parce qu’il est bien léger et solide. Mais pas assez élastique pour ce que je recherchais. Avec Ytong, j’avais trop de casse. J’ai utilisé ensuite un autre matériau, ce sont aussi des blocs cellulaires de laine de bois compressée et imbibée de ciment. Pour mon objectif, ils présentent un avantage important : sur le côté, ils ont un profil positif et un profil négatif. Ils s’emboîtent. Ce qui veut dire que le mur tient debout en toute sécurité, même avant que, sur le chantier, on l’arrose de ciment. Ce qu’évidemment nous n’avons pas fait sur scène.

Wim Wenders: Ils sont un peu plus légers ?

Peter Pabst: Non, malheureusement un peu plus lourds que les autres. Pour moi, les fabricants ont toujours fait une production à part, avec un plus grand pourcentage de ciment pour augmenter la solidité.

Wim Wenders: Et comment avez-vous fait basculer le mur ?

Peter Pabst: Le mur ne devait pas tomber vers la face. Donc, à jardin et à cour, il était enquillé dans deux équerres de stabilisation et il ne pouvait plus basculer. De plus, il était trop lourd et trop solide pour cela. Il est tiré vers le lointain avec un treuil à câble par deux machinistes placés dans les dessous. Pour contrôler sa chute, on utilise un système très étudié de répartition de la force de traction. Et les techniciens mettent des boules Quies.

Wim Wenders: Ça fait donc un sérieux boucan. Est-ce qu’un expert en statique est venu contrôler que…

Peter Pabst: … ils ont tous dit non, ça je ne l’oublierai pas. Quand on a voulu monter le mur pour la première fois, ils étaient vraiment tous là : la direction technique du théâtre, les syndicats, le comité d’entreprise, les représentants des services de l’architecture, etc. C’était incroyable. Ils étaient sur la scène et tous disaient non. Un jour de grande solitude. J’étais là, seul à dire et à répéter « oui », et les autres disaient « non ». On a fini par se mettre d’accord et nous avons achevé de construire le mur jusqu’à la bonne hauteur, assez menaçant. À la répétition du soir, j’ai demandé à Pina si on allait le faire tomber. Et elle a dit oui.

Wim Wenders: Ton cœur devait battre, non ?

Peter Pabst: Je n’étais pas loin de l’infarctus. (Il rit.) Mon cher Monsieur, le cœur me battait ! Le problème dans ces situations-là, on ne peut qu’espérer avoir suffisamment réfléchi. On ne peut pas s’appuyer sur l’expérience et personne ne peut vous aider. Mais c’est aussi une satisfaction.

J’ai souvent essayé de comprendre pourquoi je prends un tel plaisir à réfuter les objections et à trouver moi-même les solutions techniques. Je crois que je sépare là deux aspects de mon travail de décorateur. Il y a d’abord la part artistique, le projet. Il vient plutôt des tripes. Si je commençais déjà par réfléchir aux conséquences techniques, j’aurais aussitôt une telle frayeur que je n’aurais plus du tout le courage de rêver. Pour faire un projet, l’imagination doit être libre. J’en jouis. Pendant cette phase, j’ai toujours promis à Pina de lui décrocher le ciel sans savoir comment ça pourrait marcher. Pour cette attitude, Pina et moi, nous étions presque identiques. Elle a toujours inventé librement sans savoir comment tout cela s’articulerait. D’une certaine façon, tous les deux, nous nous sommes toujours mis le dos au mur. C’est, je le crois, la condition nécessaire pour développer la force de réaliser une chose qui semble impossible. Et pour ça, j’ai besoin de ma tête. Elle aussi veut faire quelque chose et il faut qu’elle le fasse. Je n’ai aucune formation dans les matières techniques, mécaniques ou physiques. Quand j’étais jeune, je ne parvenais pas à penser ces choses-là. Je n’ai même pas réussi le baccalauréat, j’ai été viré de l’école parce que j’étais trop idiot dans toutes les disciplines des sciences de la nature. Mathématiques nul, physique nul et chimie nul aussi.

C’est venu beaucoup plus tard. Aujourd’hui, cette pensée logique me donne beaucoup de plaisir. J’ai remarqué, je ne sais plus quand, que je n’ai pas besoin de beaucoup de connaissances. Il me faut seulement beaucoup observer et penser logiquement. Alors tu peux analyser avec précision un problème. Et quand tu comprends quel est le cœur du problème, tu trouves alors comment le résoudre.

Wim Wenders: Je connais ça dans le travail de film. Souvent, ça tient à la compréhension de ce qui ne marche pas.

Peter Pabst: Pour pouvoir ensuite le faire quand même.

Wim Wenders: C’est aussi comme ça au théâtre ?

Peter Pabst: Exactement comme ça.

Wim Wenders: Dans Palermo Palermo, il y a, me semble-t-il – c’est très rare chez Pina – un rideau à la face…

Peter Pabst: C’est la seule fois et c’est seulement à cause du mur.

Wim Wenders: Pourquoi vouliez-vous ce rideau, là-devant?

Peter Pabst: Parce qu’on voulait un mur derrière un rideau. (Il rit.) Afin qu’on ne le voit pas. C’était né comme cela à la Lichtburg.

Wim Wenders: Bon.

Peter Pabst: Nous nous sommes offerts le luxe du pathos du lever de rideau. D’une certaine façon, c’est toujours un moment solennel au théâtre – le rideau se lève ! Ça signifie qu’un monde est dévoilé, qu’une histoire commence, mais dans Palermo Palermo, le rideau se levait et rien ne commençait. La scène était murée.

Wim Wenders: Malgré tout, votre rideau a son pathos.

Peter Pabst: Oui.

Wim Wenders: Y a-t-il d’autres rideaux chez Pina ?

Peter Pabst: Non, pas que je me souvienne.

Wim Wenders: Et le chien ? Il y avait aussi un chien. Quel genre de chien ?

Peter Pabst: Oui, à l’origine, c’était le chien de Jean, Jean Sasportes, qui avait un chien nommé Truia. Jean avait une moto, une 750 Honda et il était du Maroc. Et la moto avait devant lui, sur le réservoir, un coussin, une couverture pliée et sanglée, et…

Wim Wenders: … c’était la place du chien…

Peter Pabst: Précisément. Jean s’asseyait sur la moto, sifflait, Truia faisait un saut et il était assis sur sa couverture. Et ainsi, tous les deux, ils roulaient jusqu’au Maroc. Ce chien était incroyable ! Il était complètement fou et, au début, il jouait ce rôle dans Palermo Palermo.

Wim Wenders: Et il suivait vraiment les indications de mise en scène ?

Peter Pabst: Il suivait les indications de mise en scène, il bouffait beaucoup et il aimait son Jean.

Wim Wenders: Avec la pièce suivante, retour aux champs mais, cette fois-ci, tu as fait un champ de neige. Quel est ce champ ?

Peter Pabst: C’était un rêve longtemps caressé. Et voilà que nous revenons quand même aux sols. Après tout, c’est une histoire des sols.

Wim Wenders: Depuis un moment, nous avions quitté le sol des réalités. Nous y voilà de retour.

Peter Pabst: Ça faisait partie des images qui tournaient dans ma tête depuis des années. Il y avait longtemps que je voulais faire un paysage d’hiver, j’y ai fréquemment bricolé sans jamais aboutir – peut-être parce que je ne savais pas avec quoi le faire. Et puis voilà que j’ai pensé au sel ! J’ai acheté du sel au supermarché, je l’ai fait neiger dans ma boîte à maquette, et c’était bien.

Je savais pertinemment que je ne pouvais pas prendre du sel de cuisine. Le sel de cuisine est corrosif. Toute la machinerie scénique rouille immédiatement et là, j’aurais été vraiment interdit de séjour. Mais le plus grand problème étaient les danseurs. Chez nous, ils dansent souvent pieds nus, leurs pieds sont toujours esquintés et du sel de cuisine dans les plaies, c’est salaud.

Chez le pharmacien, j’ai trouvé un sel neutre, qui ne corrode pas. Bittersalz, du sulfate de magnésium. Ça s’achète par 100g pour la digestion…

Wim Wenders: … quelque chose comme le sel de Glauber, du sulfate de sodium ? On le prend aussi pour se nettoyer l’intestin. On doit pouvoir bien le supporter.

Peter Pabst: Pareil.

Wim Wenders: C’est donc du Bittersalz. Et c’est sur ordonnance ?

Peter Pabst: Non, je ne crois pas. Seulement, c’est très cher. J’en ai pris une fois pour voir comment ça agit sur l’estomac, si on a une diarrhée immédiate. Parce que les danseurs se roulent là-dedans, il n’est pas exclu qu’ils en avalent, et si après ils ont tous un problème. Il ne s’est rien passé. Il ne me restait plus qu’à reconstituer le trajet du sel, du pharmacien à la saline, pour pouvoir me le payer. J’avais calculé qu’il fallait en étaler environ dix tonnes sous les pieds des danseurs.

Ainsi, pour la première fois, on avait là un paysage de neige. C’était beau parce que le sel étincelait comme la neige fraîche au soleil. La neige fraîche crisse sous les pieds, le sel aussi. Tout était donc bien.

Wim Wenders: Et ça venait directement sur le sol de danse ?

Peter Pabst: C’était réparti sur le sol, oui.

Mais il y avait encore de nombreuses autres images que Pina aimait beaucoup. J’avais déjà eu l’occasion de réfléchir sur les cristaux de sel et sur la couche cristalline qui recouvre de nombreuses surfaces de projection. Mais Pina et les projections, pour moi à cette époque-là, ça n’allait pas encore ensemble.

Une fois pourtant, très triste, elle a dit : « Dommage que nous ne puissions pas choisir plusieurs images. Mais on ne peut pas faire des changements entre les tableaux. » Et c’est à ce moment-là que je lui ai, (Il rit.) – pour ainsi dire préparant le terrain en m’excusant – demandé prudemment si elle pourrait peut-être imaginer qu’on les projette, les images.

Et Pina pouvait se l’imaginer.

Ce fut pour moi le véritable début des projections au Tanztheater. L’hiver devint haut en couleurs, et parfois vraiment féerique, absurde aussi. Le sel devint sable, la neige désert et il arriva que des fleurs s’y épanouissent. Puis revenait l’hiver. Les danseuses en robes d’été multicolores couraient dans la forêt tropicale et, à quelques mètres de là, Dominique Mercy gelait entre des bouleaux enneigés.

Wim Wenders: Ils ont pratiquement dansé sur un écran.

Peter Pabst: Tu as parfaitement raison. Je n’y avais jamais pensé mais c’était exactement ça.

Wim Wenders: Ce fut donc le début de votre grande période de projections.

Ensuite, tu es passé du paysage enneigé au paysage lunaire, sauf que ce n’était pas un vaisseau spatial qui s’était échoué mais un bateau.

Peter Pabst: C’était avant ?

Wim Wenders: La Pièce avec le bateau, c’était immédiatement après, je crois.

Peter Pabst: La Pièce avec le bateau – je ne me souviens absolument plus… à quoi avons-nous bien pu penser ? Entre autres choses, j’avais lu un article sur la mer d’Aral. À la suite de transformations de l’environnement, le rivage a reculé jusqu’à 60 km. Mais les bateaux sont restés là où ils étaient. Une fois, en rentrant d’Asie, j’ai pu voir ça d’en haut. C’était complètement fou et très triste… tout comme le décor que j’ai fait ensuite.

Wim Wenders: Un grand échec… ?

Peter Pabst: Ça tient de l’échec et du tourment. Un bateau, c’est fait pour aller sur l’eau. Chez moi, le bateau était sur le flanc comme sur une mer tempétueuse quand une vague géante passe sous sa quille. Mais c’était une vague de sable et le bateau était immobile et silencieux. J’aimais beaucoup la maquette mais j’avais de grands doutes parce que, de toutes mes images, c’était la plus épique, la plus narrative. Je n’étais absolument pas sûr que ce soit bien, ni que cela soit un risque, et lequel. Pina avait une autre crainte qu’elle m’a dite, un jour, plus tard. Elle avait peur que ça fasse trop penser au Vaisseau fantôme.

Wim Wenders: Ou à E la nave va de Fellini.

Peter Pabst: Cela ne l’aurait pas trop dérangée, je crois. Elle avait vraiment peur que cela puisse avoir l’air d’un opéra. Je suis totalement fou de bateaux et j’aime faire de la voile. Aussi ai-je simplement dit à Pina : « Pina, je ne peux pas te dire si cette image sera juste pour ta pièce. Je puis seulement te promettre que, le jour où je te construis un bateau, il ne ressemblera pas au Vaisseau fantôme. »

Wim Wenders: Mais c’était aussi un trois mâts.

Peter Pabst: Sûr, lui aussi. Après, je me suis donné toutes les peines du monde pour que le chalutier soit aussi réaliste que possible.

Wim Wenders: C’est un demi bateau ou bien ça… ?

Peter Pabst: Après la première, j’ai eu deux propositions de la part de deux médecins. Ils voulaient l’acheter quand on aurait fini de jouer. J’ai ri en moi-même, en pensant : « Si vous saviez, les gars, à quoi ça ressemble sous le pont ! »

Wim Wenders: Il était bien un peu triste, ce bateau et il a mené tout droit à un Jeu de deuil. (Il rit.) Là, il y a sur scène quelque chose de vraiment triste. Une pauvre ruine de muraille ou bien quoi ?

Peter Pabst: Non, dans Trauerspiel, c’est une île.

Wim Wenders: N’y a-t-il pas dans le sol les fondations d’une drôle de muraille ?

Peter Pabst: Non, c’est la forme d’une île.

Wim Wenders: Mais je me souviens que c’est comme quand on creuse et que l’on voit apparaître un tracé de fondations.

Peter Pabst: On peut voir ça un peu comme ça parce que c’était comme la rive extérieure et puis la forme de l’île…

Wim Wenders: Et c’est cette île dont nous avons parlé au début ? Qui se mouvait ?

Peter Pabst: J’avais pensé que ça pourrait être beau de construire pour les danseurs un sol mouvant, un sol qui se meut, une île qui flotte sur l’eau.

Wim Wenders: Et comment as-tu fait pour qu’elle bouge ? Ça faisait quand même plus de 100m2.

Peter Pabst: Bien 100m2. Je voulais simplement construire un bassin, le remplir d’eau et y faire flotter une île. Le piquant dans ce projet, c’est que j’ignorais que peu de temps auparavant l’intendant du Schauspielhaus avait également utilisé de l’eau dans une mise en scène et qu’il s’était engueulé avec la sécurité et avec les pompiers qui avaient déclaré : « Plus une seule goutte d’eau sur ce plateau ! »

Cette devise était inscrite à l’ordre du jour quand je me suis pointé, et j’avais fait mon calcul, il m’en fallait 23.000 litres ! (Il rit.) Juste pour que le truc puisse flotter ! Ça a commencé par un choc frontal. Quand j’eus compris le conflit, ma première pensée fut : « Il faut que les pompiers adoptent mon décor ! » J’ai donc construit la maquette exacte de ce que j’avais imaginé, je l’ai éclairée, photographiée et j’ai pris rendez-vous chez les pompiers avec le chef de la sécurité. Est-ce que je pourrais le rencontrer ? J’ai étalé devant lui mes photos de maquette et j’ai dit : « Voilà ce que j’aimerais faire. Seulement, je ne sais pas comment, j’y ai beaucoup réfléchi et la seule personne qui m’est venue à l’esprit et qui puisse le savoir, c’est vous. Je suis dans vos mains, Aidez-moi, s’il vous plait ! »

Wim Wenders: Savait-il comment ?

Peter Pabst: Bien sûr ! Nous le savions, lui et moi, mais il fallait d’abord qu’on soit dans le même bateau.

Wim Wenders: Il a adopté ton idée ?

Peter Pabst: Il s’est réjoui que je sois venu le trouver, il m’a immédiatement emmené, il m’a montré tout ce qu’ils avaient comme matériel et ce qu’ils savaient faire avec l’eau, il a discuté avec moi comment ça pouvait être réalisé et quels équipements il pouvait me prêter pour le faire.

Wim Wenders: Et quel a été ton truc pour l’île ?

Peter Pabst: L’île, je l’ai ensuite imaginée moi-même. Mais le chef des pompiers m’a donné de nombreux conseils et, de nouveau, il a été très important parce que nous n’avions pas encore embarqué avec nous la sécurité. Et l’une des exigences était qu’en cas d’urgence l’eau devait être évacuée du bâtiment en 10 minutes. 23.000 litres d’eau, ce n’est pas peu, et il faut pouvoir les mettre quelque part.

Wim Wenders: Dans la Wupper !

Peter Pabst: Précisément ! Je suis retourné le voir et je lui ai demandé avec quoi les pompiers vident les caves quand, par exemple, le Rhin déborde à Cologne. Et il m’a donné une pompe qui évacue 5.000 litres par minute. Avec ça, il m’a tiré du merdier. Et ça a continué comme ça. C’est devenu une amitié ou presque, tant les pompiers ce sont engagés pour ce décor, jusqu’à prendre sa défense auprès de la sécurité. Parce que c’était devenu d’une certaine façon leur décor. Quand la sécurité formulait des réticences, les pompiers montaient en ligne pour les évacuer. Ce fut une chance.

L’île elle-même, savoir comment la faire, ce fut à nouveau la méthode empirique. (Il rit.) En janvier !

Wim Wenders: C’était une espèce de radeau ?

Peter Pabst: Oui certes, mais je ne savais rien de précis sur la flottabilité de l’île ou sur son comportement dans l’eau, etc. Sur ce sujet, mes réflexions étaient plutôt rudimentaires. J’ai commencé par m’improviser un petit bassin d’eau dans la cour de l’opéra, je me suis procuré une plaque de Styropor de 2x1m et 10 cm d’épaisseur, je l’ai posée sur l’eau et je suis monté dessus – et en une seconde il s’est avéré que j’avais été très raisonnable d’utiliser pour cet essai l’alimentation en eau chaude. Sous mes pieds, la plaque a filé comme un surf et je me suis retrouvé dans l’eau – par une température extérieure de 5°en dessous de zéro. J’ai sorti la tête de l’eau, j’avais compris que là-dessous, il fallait des freins !

Ensuite, j’ai construit l’île avec un système de lattes sur la face inférieure, qui contrariaient le vortex, freinaient les mouvements et les rendaient doux.

Wim Wenders: As-tu fixé des flotteurs par-dessous ?

Peter Pabst: Non, le noyau est en Styropor dont la flottabilité suffisait à porter l’ensemble. La forme de la face supérieure a été ensuite recouverte de polyester et de tissus en fibre de verre. Et par-dessus des sacs et des sacs de poudre de mâchefer de hauts fourneaux.

Lorsque cinq jours avant la première, nous avons installé l’île dans le bassin et mis en eau, les collaborateurs avaient à nouveau envahi la scène. Ils étaient si tendus et si excités qu’ils engageaient des paris : l’île allait-elle flotter, ou non ?

J’avais calculé qu’il me fallait 15 à 16 cm de profondeur d’eau pour que cet objet flotte. Avec 20 danseurs dessus. Et en fait, avec 16 cm ½ l’île commença à se mouvoir. C’était formidable, vraiment un de ces moments de bonheur.

Wim Wenders: Elle n’était pas assujettie en dessous par des guindes ?

Peter Pabst: Non, l’île flotte, elle est tout à fait libre. Ses mouvements n’étaient limités que par la découpe des deux rives. Je ne connaissais pas la pièce, ni ce que seraient les chorégraphies de Pina, je ne savais donc pas comment et où les danseurs prendraient pied sur l’île ou la quitteraient.

La forme un peu compliquée des rives était prévue pour que l’île se meuve librement mais qu’elle ne puisse pas tourner sans limites. Je voulais qu’on ait l’assurance que dans aucune circonstance il n’y ait un espace de plus d’un mètre entre l’île et la rive. Elles s’accrochaient toujours avant et l’île était repoussée dans une autre direction.

Wim Wenders: Mais la distance variait sans cesse, parfois plus grande, parfois plus petite ?

Peter Pabst: Bien sûr. C’était en perpétuel changement.

L’aide des pompiers a eu en outre une conséquence secondaire merveilleuse. Depuis des années déjà, je rêvais d’une cascade. Mais je ne savais pas comment la réaliser. Une cascade demande beaucoup d’eau et si j’étais parvenu à hisser, disons 10.000 litres sur la passerelle elle aurait immédiatement cédé sous le poids. Mais avec cette pompe géante des pompiers, il devenait soudain possible de transporter là-haut suffisamment d’eau…

Wim Wenders: … sans que tout le poids se trouve en haut…

Peter Pabst: … exactement ! ... et puis la laisser retomber. À l’infini. Mon grand bassin stable, je l’avais conçu plus profond à cet endroit pour qu’il soit en mesure, grâce à l’énorme quantité d’eau qu’il contenait, de supporter la pression de la chute. Nous avions donc enfin une cascade.

Wim Wenders: Et voilà, ainsi une chose en entraîne une autre…

Peter Pabst: Tu l’as dit. Lorsque tout fut réglé, je me suis emballé. J’ai trouvé que ce serait vraiment fou si l’eau se mettait à brûler…

Wim Wenders: … maintenant, ça devient vraiment excitant !

Peter Pabst: Je ne vais pas raconter, ça n’en finira plus. Mais enfin… elle a brûlé.

Wim Wenders: La suite fut ascétique, on ne saurait faire plus ascétique…

Peter Pabst: … oui, Danzón, c’était une scène vide…

Wim Wenders: … pour commencer. Mais ensuite surgissait soudain dans tout l’espace scénique une projection. Et c’était alors le contraire de l’ascèse. C’était, jusqu’à présent, la plus grande projection d’image ?

Peter Pabst: Jusqu’à présent, oui. La vidéoprojection, c’était nouveau. Avant, dans la pièce de Madrid, c’était des diapos.

Wim Wenders: Au début, ça marchait uniquement avec des diapos ?

Peter Pabst: D’abord uniquement avec des diapos parce qu’en même temps j’avais besoin de beaucoup de lumière pour les danseurs. Et les vidéoprojecteurs n’étaient pas encore suffisamment puissants. Dans Danzón, il y a aussi beaucoup de diapos.

Tout d’abord, c’est pris en tenaille que je commençais le travail sur Danzón. J’étais occupé à plein temps à Berlin et à Hambourg par deux productions théâtrales qui s’étaient décalées et je suis arrivé seulement un mois avant la première à Wuppertal. Et puis, j’avais envie d’essayer pour une fois quelque chose de léger, de fugace, qui revient toujours à la scène vide.

Outre les matériaux non conventionnels, "locaux", dont nous avons déjà parlé, je me suis toujours intéressé aux matériaux et aux techniques tout à fait classiques de la décoration de scène.

Une fois, l’Opéra de Paris a reconstitué un spectacle de ballet du 19e siècle. Je l’ai vu et j’ai trouvé renversants les effets qu’on produisait jadis, les effets spatiaux également, avec seulement des tulles peints et collés.

Je me suis donc fabriqué un système de tulles de théâtre précisément choisis pour leur couleur et leur épaisseur, et qui étaient suspendus et échelonnés. Au lointain, pour fermer la scène, un écran de projection. Quand on projetait à travers ce système, on obtenait de grandes images dans l’espace, presque comme des hologrammes. Seulement depuis les places les plus chères, exactement au milieu, on ne voyait pas.

Les danseurs pouvaient danser devant, ou entre, et devenaient partie intégrante de ces images qui, inversement, devenaient le monde des danseurs. Et ces espaces imagés se transformaient constamment, suivant que des couches venaient s’ajouter ou disparaissaient. C’était très mobile et flexible et parfois les images projetées restaient simplement là dans le grand volume de la scène vide. C’est à cette époque-là que j’ai commencé à m’intéresser à la douceur des projections dans les espaces noirs.

En fait, tout allait bien. Nous avions enfin un décor léger, rapide à monter, mais pour finir nous avions été si loin dans l’exploration de sa flexibilité que la répétition des enchaînements complexes mangeait tout le temps gagné sur le montage. Et voilà que Pina me dit un jour, à mi-voix, qu’après tant d’années elle songeait de nouveau à danser elle-même dans cette pièce !

Je me souviens encore très précisément de ma première réaction à cette nouvelle. Quel tour de cochon ! J’ai déjà si peu de temps devant moi et la voilà qui monte sur scène. Et le monde entier, tous vont rappliquer, tout émoustillés, et bader.

Pina se demandait si, pour sa danse, elle n’allait pas avoir envie, peut-être, d’images avec des poissons. Et moi, je me disais : bon, je vais aller me chercher un film subaquatique à la photothèque ou à la médiathèque municipale. Oui, mais il n’y avait rien d’utilisable. Ces films étaient tous conçus pour l’étude et l’enseignement. Personne ne prenait le temps de faire en sorte que les images puissent être agrandies.

Peu à peu, j’ai eu la vague impression que j’allais être obligé de faire un film pour Pina.

Je suis alors parti avec ma petite caméra vidéo en direction des zoos et des aquariums, j’ai fait un tour d’horizon et j’ai filmé. Et j’ai apporté le résultat à Pina à la Lichtburg. Pina pouvait être très blessante quand ses propres tortures la faisaient souffrir. Non pas qu’elle ait voulu être blessante, mais parce qu’elle montrait ses tortures. Dans ces cas là, elle faisait toujours eueueuh, avec une tête impossible, et c’est précisément ce qui arriva à ce moment-là.

Wim Wenders: (Il rit.)

Peter Pabst: Je m’en souviens comme si c’était aujourd’hui. Je suis arrivé avec mon petit film et elle tirait déjà la gueule avant même que j’ai pu dire « Bonjour ! ». Je n’ai pas besoin de ça, ai-je pensé, j’ai posé la cassette sur la table, j’ai fait demi-tour, je suis monté dans ma voiture et je suis rentré à la maison à Cologne. À peine étais-je arrivé qu’elle était au téléphone : elle avait regardé le film, c’était des images incroyables. Elle était très excitée, est-ce que je ne pourrais pas revenir. Je suis revenu. Et nous sommes tombés d’accord sur le genre d’images.

Chez un ami, collaborateur d’un institut de médias situé à la Zeche Zollverein à Essen, j’ai assisté aux essais d’un tout nouveau vidéoprojecteur de chez Barco. Ce que j’ai vu là, la puissance, la luminosité des couleurs, la définition, je n’aurais pas pu l’imaginer, même si aujourd’hui tout cela semble remonter à avant-hier. Avec ça, il devenait évident qu’on pouvait tourner en vidéo, et tout devenait plus simple.

Wim Wenders: Et beaucoup plus pratique, à chaque présentation…

Peter Pabst: Oui, oui. Et ils avaient reçu l’une des premières caméras digitales, je crois qu’elles s’appelaient Digibeta et ils m’ont envoyé une "dame à la caméra" qui a filmé les images dont j’avais besoin. Entre autre ce petit poisson rouge qui fonce de ci de là et ensuite fait tournoyer et voler Pina dans l’espace alors qu’elle a les deux pieds sur terre.

Wim Wenders: On est donc entré dans l’ère digitale.

Peter Pabst: Nous y sommes.

Ensuite Pina a toujours répété pour elle-même pendant la nuit, après les répétitions, quand plus personne n’était là. Et pendant ce temps, au fond de la salle, je montais le film.

Malgré tout, la tension nerveuse demeurait ! Pina n’aurait pas été Pina si elle n’avait pas laissé ouverte la question de son apparition sur scène, jusqu’après le début de la première. (Il rit.) Nous avons commencé la première avec une alternative : si, à un certain moment, Pina entre en scène, on envoie le film. Sinon, on continue autrement. Elle est entrée en scène et elle a dansé.

Wim Wenders: Et à partir de ce soir-là, toujours ?

Peter Pabst: Toujours.

Wim Wenders: Une fois sans poisson, ai-je vu dans les archives.

Peter Pabst: Une fois sans poisson, parce que le vidéoprojecteur n’a pas fonctionné. Je n’étais pas présent à cette représentation.

Wim Wenders: Du poisson rouge, tu es passé à une pyramide rouge, que l’on épluche avec délectation. En quoi était cette pyramide dans Le Laveur de carreaux ?

Peter Pabst: Hong Kong est l’un de ces lieux qui laissent presque le visiteur sur le carreau, qui vous submergent d’images d’êtres humains, de paysages, de réclames, d’architectures, de nature subtropicale à l’infini. Et on s’y laisse volontiers séduire.

J’ai donc commencé avec des essais très riches en images et en couleurs somptueuses. Mais ça s’est très vite transformé. Je suis devenu rapidement plus prudent et j’en suis venu pour finir à une pure abstraction. Dans une cage de scène noire tendue de noir, très classique, une montagne de fleurs d’un rouge lumineux, 8 ou 9 m de diamètre et environ 4,5 m de haut. En fait, plutôt absurde.

Wim Wenders: Et quoi, sous la montagne de fleurs ?

Peter Pabst: Je vais le dire. Je montre cela à Pina une première fois. Ça lui plait, mais elle demande aussitôt : « Elle est forcément toujours là ? » (Il rit.) J’ai immédiatement répondu à la légère : « Non, on peut aussi la déplacer. » Le degré de difficulté venait de grimper de trois crans. D’emblée, j’avais compris que cette montagne de fleurs devait devenir un merveilleux jouet pour les danseurs. Que je devais la construire si belle, si moelleuse, si confortable et si agréable qu’ils n’auraient plus qu’une envie : y faire les fous comme des enfants.

J’ai donc imaginé une construction métallique montée sur roulettes spéciales, que l’on pouvait faire bouger avec régularité dans toutes les directions, et que j’ai recouverte de bois pour en faire une butte. Et ces parties de bois, je les ai fait rembourrer de plusieurs couches très épaisses et souples, en forme d’anneaux. Cette construction de base ressemblait au Bibendum de chez Michelin.

Wim Wenders: Des anneaux ?

Peter Pabst: Oui, en forme d’anneaux autour de la montagne pour éviter que les fleurs qui venaient par-dessus ne glissent immédiatement. Mais vraiment très épais et souple, comme un formidable énorme coussin. Ce coussin, on l’a peint en rouge et encollé d’une épaisseur de fleurs, pour avoir une tenue encore meilleure et déjà un fond "floral". Ensuite, j’y ai déversé de plus en plus de fleurs rouges. À la fin, elles étaient 800.000.

Wim Wenders: Quelles espèces de fleurs ?

Peter Pabst: C’était des roses et des bauhinias, une fleur qui figure dans les armoiries de Hong Kong. J’ai dû me les faire fabriquer, il n’y en avait pas.

Wim Wenders: Chez celui de Hambourg ?

Peter Pabst: Le même, à Hambourg, oui.

Wim Wenders: Les projections dans cette pièce étaient déjà très "sophisticated". Ça m’a beaucoup impressionné, ce que tu projetais.

Peter Pabst: Qu’est-ce que ça pouvait bien être ?

Wim Wenders: Toutes les images possibles de Hong Kong, si je me souviens bien.

Peter Pabst: Oui, beaucoup des images du début revenaient. Elles avaient entre temps trouvé leur univers sur la scène. Et ce fut aussi une belle découverte, inattendue, que de voir comment cette montagne de fleurs rouges, dont je pensais qu’elle ne serait jamais rien d’autre que précisément une montagne de fleurs rouges, recevait les images, transformait sa structure et vivait avec les images.

Wim Wenders: Et le bateau devenait une auto ? Une Mercedes. Tu l’avais fabriqué en matériaux légers, ou bien ?

Peter Pabst: C’était une citation directe de la tradition funéraire chinoise. En fait, ils donnent à leurs morts tout ce dont ils peuvent avoir besoin de l’autre côté. Nourriture, vêtements, argent, et bien plus encore, ce qui leur vient à l’esprit.

Wim Wenders: D’ailleurs, dans Palermo aussi, mais à l’inverse, les morts apportent des cadeaux, le jour des morts.

Peter Pabst: Tout ceci doit être brûlé et c’est pourquoi on le fait en papier.

Wim Wenders: Ça brûle mieux…

Peter Pabst: … en outre, beaucoup croient que les morts reviennent sur terre une fois par an et, si quelque chose leur manque, ils peuvent profiter de ce jour là pour venir le chercher. Et c’est pourquoi là on pense vraiment bien à tout. Au transport par exemple.

J’avais trouvé une photo de la fin des années vingt d’une Ford T qu’on avait donné à son propriétaire, un directeur d’usine. Avec chauffeur ! Tout en papier !

Alors, pour quelques centaines de marks, j’ai acheté une vieille Mercedes de catégorie S que j’ai utilisée comme forme pour l’auto en papier jaune. Ça nous a épargné tant heures d’atelier !

Je crois que l’auto en papier produit tant d’effet uniquement parce que ses dimensions et ses proportions sont réelles.

On n’arrête pas d’intervenir en "déco" sur cette vraie Mercedes. Jaune lumineux, et quand elle est foutue, on en refait une autre. On garde la vieille pour cela.

Wim Wenders: Ah, tu peux à tout moment l’utiliser de nouveau comme moule.

Peter Pabst: Oui.

Wim Wenders: Dans cette pièce, il se passe aussi beaucoup de choses dans les airs, pont suspendu, trapèze, etc. C’est singulièrement plus complexe que beaucoup des spectacles précédents et suivants.

Peter Pabst: C’est un décor qui joue et s’étale partout, c’est exact. Toutes ces fantaisies-là sont revenues dans le jeu. Il y a aussi un dragon. J’ai vu dans les quartiers les plus luxueux de Hong Kong un gigantesque bloc d’habitations, planté là comme une digue au flanc de la montagne. Les appartements y étaient inabordables. On sait en Chine que les dragons habitent la montagne mais qu’ils doivent de temps à autre descendre à la mer pour se désaltérer. Ce bloc d’habitations constituait un obstacle. Le maître d’ouvrage a fait faire un trou dans le bâtiment, large de cinq appartements et haut de six étages, une somme d’argent inestimable, simplement pour ménager un passage au dragon, lorsqu’il veut descendre à la mer pour y boire.

Je voulais donc qu’il y ait aussi un dragon chez nous. Les dragons sont assoiffés parce qu’ils crachent du feu, c’est bien connu.

J’ai pensé aux montgolfières. Elles rugissent toujours quand on active le feu – tout à fait comme un dragon.

Wim Wenders: … ouououh…

Peter Pabst: … J’ai téléphoné à un club d’aéronautes et j’ai demandé si je pouvais voir comment ça fonctionne. Pour finir, j’ai pu leur acheter une espèce de gros brûleur que j’ai fait enfermer dans une caisse métallique avec une petite fenêtre devant. Cette caisse, on l’apporte sur scène à un certain moment, sans attirer l’attention, et soudain elle fait ouououh et crache des grands jets de feu. C’était mon dragon.

Wim Wenders: Et les pompiers n’avaient rien contre ?

Peter Pabst: Non, on avait convenu ensemble très précisément comment ça devait être construit et quelles précautions devaient être observées.

Wim Wenders: Après toutes ces expériences dangereuses, avec Masurca Fogo vous avez retrouvé un sol ferme sous vos pieds. C’était un grand cube plein de… Quoi donc ? De la terre ?

Peter Pabst: Au moins, je sais à quoi j’avais pensé, cette fois-là. Le décor, tel qu’on le voit maintenant est plutôt le produit du hasard. Une fois encore, nous avions discuté de plusieurs possibilités. Entre autre, j’avais essayé un paysage brut, en pierre, avec une pente, dans laquelle se trouvaient des parois de verre. Il y avait aussi un volume blanc, de biais, très fermé.

Pina est venue, elle a regardé, elle est repartie très vite, sans plus s’exprimer. Elle n’était pas vraiment emballée, ni par l’un, ni par l’autre.

C’était en fait une situation que nous avions souvent connue, tout comme le fait que cette fois aussi le temps devenait vraiment court. Dans de telles situations, ça n’a aucun sens de vouloir forcer les choses. J’ai donc usé de patience et – juste histoire de faire quelque chose – j’ai introduit le paysage de pierre dans le volume blanc et biais, comme si de la lave avait coulé à l’intérieur de cet espace blanc et claustrophobe, par l’unique ouverture en haut à cour.

Pina passa, regarda ce que j’avais fait, sans donner l’impression d’avoir été accrochée.

« Je ne m’attendais pas à ça. » grogna-t-elle, revêche, et elle s’en fut.

J’ai attendu ensuite, bien que les délais de l’atelier aient été depuis longtemps outrepassés, un jour, deux jours. Au bout de trois jours, je me suis décidé à lui dire : « Pina, maintenant, il faut nous décider, sinon à la fin nous n’aurons rien du tout. »

Elle m’a regardé très étonnée : « Mais je te l’ai déjà dit ! »

Et moi : « Qu’est-ce que tu m’as dit ? »

« Eh bien, que je trouve ça bien. »

Ce sur quoi, j’ai répondu : « Ah bon, je n’avais pas vraiment entendu. (Il rit.) Ça a dû m’échapper

Et ce fut le décor de Masurca Fogo.

Wim Wenders: Ensuite tu as fait merveille, vraiment, un merveilleux paysage de prairie.

Peter Pabst: Oh là là !

Wim Wenders: Après cette triste lave, un franc contraste, non ?

Peter Pabst: Oh là là ! Oh oui !

Wim Wenders: Un paysage de rêve au sens propre du mot.

Peter Pabst: Oui, des rochers, de la mousse et de l’eau.

Wim Wenders: De la mousse ?

Peter Pabst: En fait, un gigantesque rocher, complètement recouvert de mousses, et de fougères, et de très nombreuses espèces de petites plantes.

Wim Wenders: La mousse est sans doute le plus difficile ?

Peter Pabst: Oui, ça l’est. Là aussi, l’eau sort du rocher, de partout, et retombe en scintillant comme de minces fils de perles qui font un léger bruit en cascadant. L’eau fait des bruits très variés selon l’endroit où elle porte, si elle tombe sur des plantes, ou sur de la pierre, ou dans une flaque d’eau. Tous ces clapotis, on ne les entend presque jamais.

Mais parfois, quand la musique s’en va, d’un seul coup ils sont là dans l’air, ces petits bruits d’eau, légers, fins.

C’est dans Terre verte, d’ailleurs, que des alpinistes sont apparus chez moi pour la première fois, j’ai récemment trouvé de vieilles photos de la maquette où j’avais, je ne sais quand, introduit de petits alpinistes.

Wim Wenders: Dans la réalité, certes, ils sont…

Peter Pabst: … arrivés sur scène dans Rough Cut, c’est vrai. Auparavant, dans Wiesenland, ils n’étaient encore présents en moi que sous la forme d’une idée.

Pina a regardé la maquette de Wiesenland et elle a demandé : « Est-ce que ça peut aussi devenir autre chose ? » Spontanément, j’ai répondu : « On peut la basculer.On peut basculer cette paroi et elle devient un paysage pour les danseurs, ils peuvent alors monter dessus et danser. »

Wim Wenders: Ça change effectivement tout. Une métamorphose.

Peter Pabst: J’avais également imaginé une autre façon de retourner – j’ai récemment trouvé une autre photo de la maquette – et j’ai proposé à Pina de suspendre le rocher au-dessus de la scène. Un plafond de mousse. Les danseurs auraient pu tomber de là (Il rit.) et sauter, de ce "plafond de mousse". Ou bien en sortir des échelles et faire leur entrée en scène depuis le haut.

Ça n’a pas, Dieu merci, tellement intéressé Pina. Sinon je m’y serais réellement cassé le cou. (Il rit encore plus.)

Wim Wenders: J’aurais aimé voir les parois !

Peter Pabst: Mais, hoppla ! Comme ça, c’était déjà pas mal. Ce gigantesque mur était posé à la verticale dans un bassin, à cause de toute cette eau qui s’en écoulait et s’égouttait. Pour pouvoir le basculer, il fallait d’abord le soulever de cinquante centimètres, puis avec des câbles fixés à son pied le tirer en avant en dehors du bassin et le reposer doucement. À partir de ce moment-là, il se couchait comme de lui-même et, tel un monstre vert, il glissait lentement vers l’avant en direction des spectateurs. Évidemment, j’avais envie de rendre le tout encore un peu plus compliqué. Je trouvais passionnant que ce mur, tandis qu’il effectuait ce mouvement, puisse encore pivoter légèrement par rapport à l’axe longitudinal ! Au point où nous en étions, je pensais encore vraiment que tout cela serait très facile.

Mais notre directeur technique, Manfred Marczewski, avait fait ses calculs : ce mur pesait plus de cinq tonnes ! Et le directeur technique du théâtre municipal de Wuppertal ne voulait en aucun cas suspendre et soulever dans ce théâtre un poids de cinq tonnes et demi.

Commença alors une valse vraiment dingue. Les objections et les réserves grandissaient sans relâche.

Beaucoup plus tard, lorsque toutes les oppositions semblèrent évacuées et que la paroi aux mousses, ainsi que sa métamorphose, furent en construction, j’étais assis là et parlais avec mon assistante : « J’avais pensé que ce serait simple à construire et à installer et il s’avère maintenant que c’est le plus compliqué, le plus lourd et le plus cher de tout ce que nous avons réalisé jusqu’à présent. Je crois qu’il n’y a plus désormais qu’une solution – il faut que cela devienne le plus beau ! »

Il m’arrive de penser que, d’une certaine façon, c’est devenu le plus beau.

Wim Wenders: Je le pense aussi.

Peter Pabst: Et puis tout a fonctionné et nous l’avons souvent joué. Nous avons même beaucoup tourné avec.

Wim Wenders: Même le mur a voyagé ?

Peter Pabst: Oui. Nous avons joué en Hongrie, nous l’avons emporté à Tokyo, déjà deux fois à Paris, et ainsi de suite.

Wim Wenders: Tu as ensuite utilisé des murs beaucoup plus légers. Dans Água, il y a des murs qui n’en sont pas. Ils se contentent de ressembler à des murs. Apparemment, ils montent aux cintres très facilement, comme des rideaux.

Peter Pabst: Non, ce sont de vrais murs.

Wim Wenders: De vrais murs ?

Peter Pabst: Oui, et ils ne sont même pas légers. Ils ont l’air aérien, je crois, à cause de leur forme, parce qu’il sont cintrés et très lisses. Ce n’est plus une architecture mais une forme abstraite. Et parce qu’ils planent dans l’air presque sans faire de bruit et redescendent au sol également sans bruit.

Ces murs, d’emblée je les avais pensés comme des surfaces de projection. Água était une pièce sur le Brésil, un Brésil ailé et plein de musique, coloré et dansant, un flot ininterrompu d’images et d’impressions variées. Avec mon décor, je voulais, je le crois, me "mêler à la danse". Le décor d’Água était déjà né avec ses projections avant que l’espace n’ait été décidé.

Et nous avions aussi auparavant fait Masurca Fogo. Il y a certainement des points communs. Nous étions déjà comme chez nous en compagnie de ces flots d’images.

Mais peut-être devrions nous revenir un instant à Masurca Fogo. Nous avions donc cet espace claustrophobe rempli de lave et Pina m’avait demandé si nous pouvions y avoir aussi un écran. Au Portugal, quelqu’un lui avait donné une vidéo des îles du Cap Vert. Des musiciens dans une plantation de bananes, un concours de danse, et autres sujets.

Elle aurait aimé utiliser dans sa pièce quelques images de cet ouvrage. Il fallait donc un écran.

Plus tard, sur la scène, pendant une répétition, Pina me demanda les images. L’écran descendu, on les projeta dessus. Des ouvriers agricoles faisaient de la musique et chantaient, noyés dans l’incroyable vert des feuilles de bananier géantes que le soleil semblait traverser. Mais, pendant la descente de l’écran, pendant un bref instant, j’avais vu quelque chose.

« Pina, est-ce que je peux enlever l’écran ? »

Et voilà que toute la couleur, les hommes, leurs mouvements et leur rythme pénétrèrent l’espace, le sol, les parois et le plafond. Tout le volume se mit en mouvement, plus rien n’était claustrophobe, tout était libre, ample et ouvert.

Alors commença vraiment le jeu avec les images. Avec une mer tempétueuse, avec des vagues gigantesques qui se brisaient contre les rochers de lave et remplissaient tout d’écume, et puis l’éclosion de ces fleurs à la fin qui plongeait toute la scène dans leurs couleurs, totalement disproportionnées. Un jeu entre l’exiguïté claustrophobe et l’étendue infinie.

Wim Wenders: Je me souviens de cet espace. Il était vraiment formidable.

Peter Pabst: Ça avait donc déjà existé quand nous avons fait Água. Il ne tarda pas à être évident que le Brésil s’imposerait.

Wim Wenders: Le paysage de sofa n’avait-il pas aussi un parfum de Brésil ? Il pourrait être d’Oscar Niemeyer. Il avait fait des meubles, lui aussi.

Peter Pabst: C’est bien que tu appelles ça un paysage. Mais là, je n’ai pas réfléchi au style. L’espace lui-même avec sa fraîcheur peut avoir quelque chose de Niemeyer.

Je me suis simplement dit, je fais des sofas, n’importe. Le paysage de sofas est une forme momentanée dans cet espace rond, mais la plupart du temps, ils "dansent" eux aussi, les sofas. Toujours en déplacement, très mobiles.

La forêt tropicale, "forêt des pluies", qui entoure l’espace, j’y ai pensé dès le tout début. En fait, cet espace rond et blanc est lui aussi une île dans la forêt tropicale. Ce n’est que lorsque les parois montent qu’elle devient visible – comme une frise de nature. Et soudain, c’est comme une élégante garden party que Pina introduit là. Tout ça a beaucoup à voir avec le Brésil.

Wim Wenders: C’est du gibier de party, rien d’autre.

Peter Pabst: J’aime beaucoup la scène. En fin de compte, c’était aussi l’une des rares avec seulement de la lumière de plateau, sans images ni projections.

Wim Wenders: Tu évoques la lumière, à ce propos as-tu toujours participé aux lumières, ou bien… ?

Peter Pabst: Oui, toujours. Dès leur conception, je ne peux pas penser les espaces autrement. Je suis – à la différence du film – dans cette boîte noire et je dois d’abord créer tout mon univers. Et la lumière est l’un des moyens tout à fait fondamentaux pour la création de la forme. Le décor de Danzón est fait presque uniquement de lumière. Quand je pense scène ou espace, je pense aussi lumière.

J’ai une assez bonne installation d’éclairage pour ma boîte à maquette. Avec ça, je peux déjà expérimenter pas mal de choses, ce dont le décor a besoin et les possibilités et les effets potentiels qu’il offre.

Nous n’avons jamais eu de directeur de la lumière, pour la bonne raison déjà que nous n’avons jamais le temps de faire intervenir une telle personne. Nous l’avons toujours fait avec notre chef éclairagiste. C’est maintenant Fernando Jacon. Mais tu le connais. Il a suivi longtemps les répétitions sur la scène et bien observé ce que font les danseurs.

En fait, dans ses grandes lignes, le décor est toujours déjà éclairé dans la boîte à maquette. Évidemment, ça bouge quand la pièce est faite, il s’agit alors des danseurs, de l’atmosphère de chaque danse, de chaque scène. Une nouvelle pièce, très souvent nous l’éclairons en service de nuit, entre les répétitions. Très peu de temps avant la première. Et ça peut toujours encore bouger. Même chose pour les vidéo. L’essentiel, je l’ai déjà fait en maquette.

Wim Wenders: Venons-en maintenant à une impossible architecture surdimensionnée : Pour les enfants d’hier, aujourd’hui et demain. Elle paraît d’abord incroyablement solide. Malgré cela, ensuite elle se décompose. Et alors, il y a un sol de danse blanc, au premier regard donc elle a l’air compacte et massive et puis elle se décompose comme ça. Quel fut le point de départ ? T’en souviens-tu ?

Peter Pabst: Bien sûr, je ne le sais plus, vraisemblablement parce que je ne l’ai jamais su. Ça a commencé de façon très réaliste.

Wim Wenders: Raconte quand même.

Peter Pabst: C’était un espace tout à fait réaliste, architecture du début du siècle. Par la fenêtre, la vue tout à fait réaliste d’une rue de Wuppertal. Photo grand format, très raffinée, très exacte dans sa perspective et ses proportions. L’appartement était au premier étage. Je crois que je voulais me faire bien comprendre, à moi-même, que j’étais de retour à Wuppertal.

Ça ne marchait évidemment pas. « Là, il faut que quelque chose se passe ! » J’ai détruit cet espace. Et de là, un espace est né qui pouvait se détruire. Les parois battaient et se détachaient.

Wim Wenders: Bien, et puis ?

Peter Pabst: De nouveau c’était techniquement compliqué. Et puis ça donnait une impression trop technique, avec des possibilités trop limitées. Ennuyeux !

J’ai donc "calmé" ça, l’espace est redevenu plus simple, blanc et grand. Pour la première fois ça ressemble à un décor normal. Après, une seule chose m’a encore intéressé, c’est comment à partir de là faire plusieurs espaces variés.

Peut-être une pensée tout à fait privée a-t-elle alors surgi. La voici : « Pourquoi ne me suis-je jamais construit une maison ? » Et si je m’en construisais une, comment serait-elle ? Peut-être simplement une grande boîte avec trois ou quatre cloisons déplaçables et que je déplacerais chaque jour comme j’aurais envie : petite chambre, grand séjour, ou bien emboîtés.

Ainsi notre grand espace blanc devint mobile, je l’ai simplement rendu déplaçable. « Mobile », une qualité qui appartient aussi au Tanztheater. La « mobilité », je le remarque à l’instant, revient souvent.

Wim Wenders: Au premier abord, il semble solide et massif. Et puis…

Peter Pabst: … oui, il est aussi très solide et lourd. On l’a construit soigneusement pour qu’il ressemble à une véritable architecture. Sinon, ça serait ennuyeux. Il faut qu’on soit étonné quand les parois se déplacent, on peut très bien avoir peur qu’elles basculent, on peut ne pas être sûr qu’elles sont vraiment sous contrôle. Ce sont tous les sentiments liés à un espace et qui se reportent sur tout le reste. Dès le projet de ces parois, tous les détails architectoniques plaidaient contre leur mobilité. Aux problèmes statiques venaient s’ajouter des points de bascule, de lourds contrepoids, de puissantes forces de cintrage, des problèmes cinétiques et d’énormes forces de torsion, des effets de vrille en cas de résistance soudaine au roulement.

Ça a l’air très simple, mais techniquement c’est vraiment l’une de nos images très compliquées. J’ai rendu la vie bien difficile à nos directeurs techniques Manfred Marczewski et Jörg Ramershoven et à leurs collaborateurs. Mais l’effet produit par cet espace tenait à cela.

Wim Wenders: Des "forces de torsion" – difficile à imaginer…

Peter Pabst: En bas, tous les murs sont ouverts. Partout de grandes ouvertures de portes. Ils sont vraiment sensibles, comme la Princesse au petit pois. Il leur faut un contrepoids dingue, ne serait-ce pour qu’ils ne tombent pas.

Wim Wenders: Comme le tramway de San Francisco. Il faut que, de l’autre côté, j’accroche le même poids.

Peter Pabst: C’est un peu semblable à cela, oui.

Pour cette pièce j’avais également préparé près de deux heures de vidéo mais, à un moment donné, j’ai compris qu’aucune image ne pouvait venir là-dedans.

Wim Wenders: Ensuite, avec Nefés, c’est devenu très dépouillé ?

Peter Pabst: Commence alors ce que, en me moquant de moi-même, je nomme mes "pièces Zen". (Il rit.) Elles sont si simples qu’elles sont la réduction par excellence.

Wim Wenders: Y compris la dernière, la pièce du Chili – je fais un pas de géant mais nous reviendrons aussitôt en arrière – où le sol blanc s’ouvre comme deux bancs de glace qui se séparent mais, à l’exception de ce sol, rien ne se passe sur scène…

À mes yeux, si je passe en revue toutes les images, c’est la plus dépouillée. Mais nous n’y sommes pas encore, nous arrivons à…

Peter Pabst: Nefés. C’était une coproduction avec Istamboul. De nouveau une ville qu’on ne peut absolument pas "imager" ! (C’était plutôt chez moi une sorte de rejet de ce flot d’images qui m’a conduit à ce dépouillement.) J’ai beaucoup aimé Istamboul ! Dans ma vie, c’est une des villes où je suis arrivé, ça a fait "boum" et j’ai voulu y demeurer. Je trouvais ça formidable mais je ne pouvais pas le mettre en images. J’ai réellement fait beaucoup d’essais.

Wim Wenders: Je me l’imagine comme si j’y étais. Précisément parce que cette réalité est aussi pittoresque, il est si difficile de lui offrir une scène.

Peter Pabst: Bon, c’était ainsi et je suis très heureux de cette réduction qui, en tant que décor, semble être un "rien", mais élégant. Dans les temps qui ont suivi, je ne me suis plus occupé que d’une chose : trouver la version la plus compliquée du "rien".

Eh oui ! Là tu ne trouves que des contraires inconciliables. Un beau sol sombre de bois huilé et les danseurs. Ça ne marche pas. Les danseurs ont une peur bleue des échardes. Un sol élégant de lames huilées, avec l’eau, ça ne marche pas non plus.

Wim Wenders: Ça gonfle et ça gondole.

Peter Pabst: Oui, mais pire encore si l’eau ne reste pas. Comme tu peux le penser, Pina a aussitôt demandé : « Est-ce que le lac sera toujours là ? » « Naturellement non ! », ai-je dit – donc de l’eau, mais qui ne reste pas et ça devient déjà plus difficile !

Mais si le lac ne doit pas être là tout le temps, il faut bien qu’il arrive de quelque part et qu’il s’en aille quelque part. Je pensais que si on voyait comment arrive l’eau, ça ne serait pas drôle.

Non, l’eau doit venir d’en dessous, à travers les lames !

Ce qui veut dire alors que j’ai besoin d’un double sol mais qu’on ne devrait pas pouvoir repérer. Et si ça suinte par le sol, ce serait un peu déplaisant que des taches soudain soient visibles. Ce serait un peu comme des fuites, et au moment où l’infiltration remonterait, ce serait déplaisant, et ça j’aimerais…

Wim Wenders: En outre au théâtre, c’est très inquiétant quand soudain de l’eau remonte et tache le sol…

Peter Pabst: … et qu’on ne sait pas ce qui vient de casser, si c’est de l’huile, ni qu’est-ce qui arrive ? Et il y en a toujours plus.

Aussi j’estimais important que ça finisse par trouver une très belle forme ! Toute ronde ! Il fallait donc faire naître une forme circulaire.

En tout cas, j’avais un tel succès dans ma quête de la solution la plus compliquée pour la réalisation du "rien" sur la scène, j’avais regroupé une telle palette de difficultés, que le soir avant le montage sur scène je n’avais plus qu’envie de chialer. Peu avant minuit, j’étais assis avec Pina et je lui ai dit : « Pina, je crois que demain nous n’aurons plus de décor. Les danseurs ne voudront pas danser sur ce plancher et l’eau ne marchera pas, j’ai tout loupé. Je suis désolé. »

Et tout a marché, Nefés a eu lieu et Pina l’a joué très volontiers.

Wim Wenders: Dans la pièce suivante, la nageoire caudale d’une baleine ressemble à l’empennage d’un avion et la neige se remet à tomber. Quelle était cette si belle neige qui tombait du ciel du théâtre ? Comment as-tu pu, cette fois-là, convaincre Pina qu’il n’était pas nécessaire que la baleine s’en aille ?

Peter Pabst: Il y avait longtemps déjà que les baleines m’intéressaient pour un décor. Un jour, je les avais montrées à Pina, et puis elles avaient disparu. Mais je les aimais tant que je suis revenu à l’assaut. Et aussi parce que la pièce était liée au Japon, nous l’avons jouée là-bas à Saitama. Mais pas à cause des querelles avec le Japon sur la pêche à la baleine mais parce que, pour moi, des baleines il émane une chose liée au Japon.

À ces sensations se relie le fait que cette fois-ci tout était différent. Tout ce que j’avais fait jusqu’alors, je l’avais fait comme "jouet" pour les danseurs. Ils devaient en prendre possession et jouer avec. Avec les baleines, un jour – mais pas dès le début – j’ai clairement compris qu’elles sont "intouchables". Et je me suis réjoui que les danseurs ne les touchent pas.

Wim Wenders: Hm. Et la neige ?

Peter Pabst: La neige, c’était facile. Pour commencer, c’était une réflexion tout simplement formelle. Les baleines sur la scène noire, de nouveau c’était une image méditative, sombre. Comment ça serait si, au fil du temps, cette image noire devenait blanche ? Le noir devient blanc.

Wim Wenders: Tu avais donc là ta transformation.

Peter Pabst: Oui, que ça devienne tout simplement blanc.

Wim Wenders: Tout demeure et pourtant tout se transforme.

Peter Pabst: Exactement. Et la neige, je l’ai faite de la façon la plus classique, avec de longues poches à neige sur les porteuses et des flocons de papier. Les cintriers tirent tout doucement et régulièrement les fils des équipes, ils secouent donc les poches à neige et la neige tombe. On faisait déjà comme ça dans les théâtres baroques.

Mais s’il neige si joliment, comme tu le dis, cela tient à un fait dont je suis un tout petit peu fier. Je pense – et c’est aussi mon orgueil – que ce que je fais n’est pas toujours nouveau mais en vérité toujours mieux fait. Et c’est le cas pour la neige. La neige tombe des poches toujours en ligne. En l’air, ça ne se remarque pas, mais au sol on a toujours une, deux, trois lignes plus ou moins larges et entre elles, c’est noir. Ça, je n’en voulais pas. J’ai donc fabriqué un cintre. J’ai installé là en haut 46 ventilateurs, je crois, qui bougent et me soufflent la neige en dehors des poches, chacun dans une direction différente. Ce qui veut dire qu’il neige partout sur toute la scène. Et peut-être est-ce si beau aussi parce que, sur la fin de la pièce, il neige de plus en plus fort jusqu’à ce que ce soit une véritable tempête de neige. Et parce que j’ai eu cette exigence-là : après qu’il ait commencé à neiger dans la première partie de Ten Chi, j’ai tenu à ce que la neige ne s’arrête plus. Pas plus pendant l’entracte qu’après la fin de la représentation, aussi longtemps que le dernier spectateur n’a pas quitté la salle.

Wim Wenders: Les spectateurs doivent se dire, ça va continuer jusqu’à demain…

Peter Pabst: … et là ils en restent bouche bée. Pour la fin, je voulais avoir aussi un vrai blizzard. Il y a cette musique sauvage que j’aime par-dessus tout, et les danseurs sont si bien, et quand c’est vraiment bien fait, ils sortent de nulle part et surgissent de la tempête de neige. Et ils y disparaissent. Quand, le soir, c’est comme ça, alors c’est somptueux.

Wim Wenders: Frau Holle pourrait venir en stage chez toi.

Peter Pabst: Disons-le plutôt comme ça : je pourrais peut-être obtenir mon diplôme de compagnon chez Frau Holle.

Mais c’est une belle vacherie pour les techniciens ! Ils ont les bras qui s’allongent à tirer sur les fils pendant deux heures pour plaire à Frau Holle. Mais c’est ça que je trouve purement formidable avec eux. Chez moi, ils doivent toujours travailler comme des fous, construire des installations gigantesques, on s’y met toujours trop tard, et pour finir, par-dessus le marché, ils se tapent deux heures de neige.

On me demande souvent si les collaborateurs me haïssent. Bon, ils jurent aussi et geignent parfois à ma seule vue, mais ils font volontiers le travail. À la fin, ils ont les yeux qui brillent et ils demandent : « Quand c’est que tu reviens ? »

Wim Wenders: Chez toi, je crois, c’est la passion du jeu, et elle est simplement contagieuse.

Peter Pabst: Ils y prennent du plaisir ! Et ils savent que je pense avec eux. Ils ont en moi un partenaire de discussion compétent, aussi bien quand ils parlent technique ou métier, et ils savent bien que je les écoute. Je ne lève pas le doigt pour dire, mais c’est mon idée, elle est précieuse et c’est pourquoi il faut faire comme ci et comme çà.

Wim Wenders: Si nous passons à la pièce suivante, nous allons voir que : un iceberg est aussi une surface de projection est aussi un mur d’escalade…

Que l’on pouvait, et comment on pouvait y grimper, les danseurs ne l’ont su qu’une fois ce truc posé sur la scène. "L’exploration du lieu" que tu leur as construit, ils ne pouvaient pas l’entreprendre à la Lichtburg. Comment ont été développées de telles scènes qui n’ont pu naître que dans la phase finale du montage de la pièce, en fait après les répétitions ?

Peter Pabst: Comment et où grimper tout autour de cet iceberg, j’y ai réfléchi pendant sa construction. Les préparatifs sont semblables et aussi compliqués que pour une vraie voie d’escalade. Ce faisant j’ai bien sûr pensé aux tracés et aux mouvements qui en découleraient. J’ai pu gagner l’enthousiasme d’un club d’alpinistes qui maintenant grimpent chez nous dans Rough Cut. Mais tout ceci n’était qu’une partie de la préparation.

Dans cette forme de "prise de possession" pendant les derniers jours sur la scène, l’extraordinaire était toujours, et chaque fois à nouveau, la grande imagination inventive et joueuse et l’incroyable rapidité de Pina et de ses danseurs à comprendre un tel paysage et à l’animer.

Pina savait, comme personne d’autre, découvrir en quelques instants les possibilités d’un décor, les accorder à ses propres besoins et les utiliser pour elle-même et pour les danseurs. Je crois que Pina, confrontée à de nouvelles exigences, avait une telle liberté parce qu’à chaque instant elle était prête à mettre en question tout ce qu’elle avait fait – jusqu’à être satisfaite du résultat. Après cela, certes elle ne le lâchait plus.

Je crois que ces quelques rares jours et heures où Pina et les danseurs prenaient possession de mon décor, furent le temps de mon plus grand bonheur. C’était toujours tout simplement beau de vivre ça, ce n’était jamais quelconque – en presque trente années, pas un seul "dérapage" – c’était plein d’imagination, d’élégance et de raffinement.

C’est cela qui fondait ma liberté dans mon travail, elle était chez Pina plus grande que partout ailleurs. Quoi que j’aie fait, je pouvais être certain qu’elle allait l’exploiter de cette façon.

Un grand privilège, vraiment !

Wim Wenders: Après notre tournage, ton décor pour Vollmond/Pleine lune est celui que je connais le mieux. Il y a une puissante masse rocheuse au-dessus d’une rivière. D’où vient la forme de ce rocher ? Quand et comment Pina et les danseurs ont-ils découvert qu’on pouvait nager dans cette rivière ?

Peter Pabst: L’origine de la forme de ce rocher est bien simple. Comme seul "pont" pour franchir la rivière, je voulais un rocher. J’ai cherché aussi longtemps que nécessaire pour trouver une pierre qui pourrait me figurer ce rocher en maquette au 1/25e. J’ai fini par la trouver, elle était dans une carrière près de Wuppertal.

Pour ce qui est de la natation, ça c’est passé exactement comme pour l’escalade. J’ai fait pour les danseurs une belle rivière sensuelle, chaude et agréable, pour qu’ils aient envie d’aller à l’eau. Et ici, de nouveau la liberté intérieure de Pina entra en jeu. Naturellement, l’eau n’est pas assez profonde, tout homme normal n’aurait pas l’idée d’y "nager". Mais Pina ne se préoccupe pas de ça : « Nagez un peu au long de la rivière. » Et quel beau mouvement cela a produit ! Mais en réalité le sourire des femmes en train de nager l’intéressait plus.

Wim Wenders: Que peux-tu me raconter sur le crachin et la pluie battante ?

Peter Pabst: Je les appelle "petite pluie" et "grosse pluie".

Au début, dans mes conversations avec Pina, les saisons ont joué un rôle. Mais avec l’été, nous avons toujours échoué parce qu’on pense toujours à l’intensité de la lumière solaire qu’on ne peut naturellement pas produire avec des projecteurs. Après on pense à des jalousies et à leurs raies d’ombres. Mais tout ce bavardage ne débouche sur rien.

Me revient alors que, dans 1980, Pina a fait un merveilleux tableau d’été sur le pré de jeu. Peu à peu tous les danseurs venaient en scène, les uns en flânant, d’autres plutôt pressés et directs, d’autres encore en hésitant, irrésolus, et tous cherchaient une place au soleil. Mais chacun ne voulait exposer qu’une certaine partie de son corps qu’il avait découverte et qu’il tentait de présenter au soleil. Je suis certain qu’il n’y avait encore jamais eu au théâtre un soleil si brûlant. À l’époque, nous n’avions pas beaucoup de lumière. Et pourtant il faisait chaud ! Il m’arrive de penser qu’au théâtre, le plus beau ce sont les détours…

En tout cas, partant des saisons, j’en suis arrivé au temps qu’il fait et à la pluie. J’avais toujours voulu faire une pluie de mousson dont les grosses gouttes éclatent sur le pavé et font des bulles. Je crois qu’un souvenir d’enfance est venu interférer.

Lorsque j’avais cinq ou six ans, l’été, j’ai toujours été comme arraché hors de la maison quand il y avait un orage. J’allais et venais comme possédé, je courais nu dans le caniveau de notre rue. Je ne connaissais pas encore la peur des éclairs et du tonnerre mais c’était chaud et ça giclait si bien.

Quoi qu’il en soit, j’ai bien longtemps bricolé sur mes deux pluies, parlé des conditions techniques et physiques avec des gens intéressants et une fois encore beaucoup appris.

Le crachin fin et dense, je l’ai réalisé parce que j’avais l’intention à l’origine d’y projeter des images sur les fines gouttes de pluie. Ça avait un aspect complètement fou mais, dans le temps très court, nous ne sommes pas parvenus à trouver le bon endroit dans la pièce. J’ai donc abandonné ces projections.

Je savais aussi que l’on peut acheter tout prêts ces "rideaux de pluie". Mais pour moi, ils étaient trop petits et si chers que je ne pouvais pas les payer. C’est pour cette raison que je m’étais fait ma "petite pluie" moi-même.

Ensuite, lorsque pour la première fois, entre les répétitions, j’ai essayé la "grosse pluie", Pina était assise derrière moi dans la salle. Je me souviens, comme si c’était aujourd’hui, que je me suis tourné vers elle pour lui dire : « Regarde, Pina, voilà notre été. »

Pina a souri et acquiescé d’un mouvement de la tête. Entre temps, j’avais appris à considérer ce geste comme un signe d’approbation vraiment enthousiaste.

Wim Wenders: Dans Bamboo Blues, des rideaux volent, des rideaux et encore des rideaux… et soudain derrière une masse de vieux rossignols. Contrairement à l’ordinaire, ça n’a pas dû constituer une performance technique. C’était un décor à budget "bon marché" ?

Peter Pabst: C’était comme ça ma métaphore pour l’Inde : tissus doux et vent. Si on a l’intention d’emporter une pièce en tournée dans les théâtres indiens, on fera bien de ne pas laisser la technique devenir trop complexe. Mais ce "bon marché" est totalement faux. Il y avait déjà 1,6 km d’étoffe, 6.400m2 ! Une machine à vent avec laquelle normalement on ventile un tunnel d’autoroute et 40 ventilateurs mobiles. J’ai ensuite essayé des projections en plusieurs couches, pour ainsi dire feuilletées. J’ai par exemple fait gronder le vent dans les lés d’étoffe, j’ai filmé et projeté le film sur les étoffes en tempête et là-dessus projeté encore une couche depuis le haut sur le sol. Les limites du théâtre en Inde, nous les avons sondées. Toute la première partie se déroule pratiquement sans lumière, seulement dans ces projections et les danseurs sont accompagnés par des poursuites.

Wim Wenders: Et pour finir, la création 2009, la pièce du Chili : Como el mosguito sobre la piedra ay si si si/ Comme la mousse sur la pierre aïe si si si, c’est ainsi qu’elle s’appelle maintenant.

Pendant un long moment, rien d’autre qu’une splendide grande surface blanche. On remarque ensuite qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Le sol s’ouvre, dans ce cas le sol de danse… On pense à l’antarctique et aux glaces flottantes. Y a-t-il un parallèle avec l’iceberg de Rough Cut ?

Peter Pabst: Non, il n’y en pas. Sur ce décor, je sais rien dire de plus. Celui-là aussi a trouvé son sens grâce à Pina.

Wim Wenders: Nous avons suivi la chronologie des presque trente années de ton travail avec Pina. Avons-nous oublié une pièce ?

Peter Pabst: Nous avons oublié Nur Du, notre coproduction avec les universités, l’UCLA, Berkeley, Tempe en Arizona et l’Université du Texas à Austin. Pina a même réussi à fumer dans la salle de répétition de l’UCLA !

Et j’ai réussi à mettre sur scène l’un des rares objets que je n’avais jamais eu sous les yeux pendant tout mon séjour. À savoir sept troncs géants de séquoia, soit un volume à transporter représentant six conteneurs géants de 40 pieds, ce qui eut pour conséquence que nous avons très rarement joué cette pièce. Dommage parce que c’est une très jolie pièce dingue.

De même, nous avons oublié Sweet Manbo, de l’année 2008. Cette saison-là, nous ne voulions faire aucune production nouvelle. Quelqu’un avait calculé que l’année précédente nous avions un assez gros déficit et Pina avait choisi de donner vingt représentations supplémentaires pour gagner de l’argent et boucher les trous. Et pour cela, le cœur lourd, nous avions décidé de ne pas faire de nouvelle pièce.

Mais elle ne s’y est pas tenue et, avec les danseurs qui ne faisaient pas partie de la tournée de printemps en Inde, elle a fait Sweet Manbo. Et pour ne pas devoir sortir encore de l’argent, j’ai utilisé la base du décor de Bamboo Blues. J’aurais même préféré faire jouer toute la pièce sur le fond noir et blanc d’une projection de film des années trente. Le film devait devenir comme une terre d’accueil pour la pièce. Pour cela, j’avais choisi Le Renard bleu avec Zarah Leander et Willy Birgel.

Pina n’est pas allée tout à fait aussi loin mais nous avons utilisé quelques longues séquences de ce film et j’y ai découvert quel comédien fantastique était Willy Birgel. Fantastiques, nos danseurs l’étaient aussi. Une belle pièce, petite mais raffinée.

Wim Wenders: Pendant toutes ces années, tu as laissé se déchaîner cette pulsion qui te poussait à jouer. La savais-tu déjà en toi ou bien est-ce Pina qui l’a stimulée ? T’es-tu laissé, pour ainsi dire, contaminer à en vouloir devenir danseur, du moins dans ton imagination, et te représenter quelle image scénique et quels obstacles apporteraient aux danseurs un nouveau défi ?

Peter Pabst: La passion de jouer, je l’ai vraiment toujours eue. Je pense avoir assez bien réussi dans mon refus de devenir adulte et j’ai tenté de me préserver une portion convenable de naïveté parce que celle-ci, à son tour, est la source d’une forme assez féconde de curiosité.

Aimer les acteurs, Peter Zadek me l’avait déjà enseigné. Me glisser dans leurs fantasmes et utiliser le décor non seulement comme une terre d’accueil pour eux mais aussi comme un obstacle, comme un défi, ça, je l’avais déjà appris de lui. Simplement, le "dialogue physique" avec les danseurs de Pina est plus direct et plus intense. Et jamais les acteurs n’ont été aussi courageux que nos danseurs.

Mais avant tout : jamais personne auparavant ne m’avait laissé autant de liberté que Pina. Et, en dépit de toutes les difficultés, jamais ailleurs il ne m’a été permis de jouer avec autant d’insouciance.

Wim Wenders: En quoi, quand tu inventes pour le Tanztheater, ton travail est-il différent de celui que tu fais à l’opéra ou au théâtre ?

Peter Pabst: Il est très différent. À commencer parce que, au théâtre, la plupart du temps, on part d’une structure très concrète : un texte écrit. À l’opéra, cette structure est encore plus solide parce qu’au texte vient s’ajouter une partition mathématiquement exacte. Le travail devient là facilement plus conceptuel. Cela tient aussi aux structures du théâtre, dans les grandes maisons d’opéra du monde je dois livrer les maquettes 12 à 18 mois avant le début des répétitions, à une date donc où au Tanztheater je n’ai même pas encore commencé la pièce de l’année précédente. À l’opéra et au théâtre, les personnes sentent et pensent très différemment et ainsi les thèmes ou les points clefs de mon travail sont-ils différents. Et lorsque de temps à autre j’ai fait un film, c’était alors un monde encore totalement différent. J’ai toujours vécu comme un privilège tout particulier le fait de pouvoir travailler dans ces diverses formes et j’ai fait des contrastes une école pour moi-même, une école des formes. Et par là même, j’ai fait de nombreuses expériences inestimables.

Wim Wenders: Dans ces décors, qu’est-ce qui était purement "spécifiquement danse" et que désignerais-tu comme "spécifiquement Pina" ?

Peter Pabst: "Spécifiquement danse", c’est pour moi "spécifiquement Pina". En danse, à l’exception du ballet Hurlevent à l’Opéra de Paris, je n’ai travaillé qu’avec Pina. Je ne comprends rien à la danse. La plupart des compagnies de danse, je le crains, m’auraient foutu à la porte si je leur avais présenté ce que j’ai osé demander aux danseurs de Pina en 29 années de travail en commun. Je leur ai mis suffisamment de cailloux et parfois de rochers dans les pattes…

Wim Wenders: Ce qui ne les a pas empêchés d’être d’autant plus libres dans leur danse. C’est aussi avec tes rochers que tu leur as créé, au plus vrai sens du mot, des "espaces libres".

The text was first published in Peter für / for / pour Pina. Published in 2010 by Verlag Kettler.


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